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Plevna. On n’a pas oublié les scandales de la dernière guerre turco-russe. Des procès ont mis au jour les révoltantes pratiques de l’intendance et des fournisseurs militaires. Il faut leur attribuer une bonne part des mécomptes de la double campagne de Bulgarie. L’empereur Alexandre III est l’ennemi juré du péculat; mais, isolé dans une gloire, au sommet de la pyramide bureaucratique, l’empereur ne peut atteindre la foule des concussionnaires. Il a eu beau faire des exemples jusque parmi les généraux et les colonels, les abus se reproduisent là où l’œil impérial ne peut descendre, dans la ligne surtout. Récemment encore, on découvrait qu’en tel et tel régiment, hommes et chevaux ne recevaient pas la nourriture qui leur était allouée. Qu’une grande guerre éclate, rien ne garantit qu’avec les mêmes désordres, les troupes impériales n’éprouveront pas les mêmes déboires que dans la dernière guerre d’Orient.

C’est grand dommage, car autrement la Russie serait la première puissance militaire du globe. En fait de soldats, elle a le nombre et elle a la qualité. Le soldat russe n’a peut-être pas d’égal. Il joint la solidité de l’Allemand à l’élan du Français; il a la sobriété de l’Espagnol et la résignation du Turc. C’est à la fois le mieux discipliné, le plus endurant et le plus ingénieux, le plus « débrouillard. » À ces fantassins capables de toutes les transformations, ajoutez une cavalerie infatigable et innombrable, des sotnias de Cosaques, ces Centaures de la steppe, de quoi inonder en quelques jours des centaines de verstes. Il est vrai que les frontières boisées et marécageuses de la Russie d’Europe se prêtent peut-être moins qu’on ne l’imagine au déploiement de la cavalerie.

Les généraux russes valent-ils leurs soldats? Beaucoup ont fait leurs preuves en Bulgarie. Ils sont instruits, exercés, hardis. Les officiers ont confiance et inspirent confiance. On ne saurait dire toutefois que l’état-major russe ait la même cohésion, la même science ou la même expérience que l’état-major allemand. A valeur égale, avec la même unité dans le commandement, il aurait encore une double infériorité : les services administratifs, les moyens de concentration.

Or, en cas de guerre européenne, ce dernier point, pour des alliés éventuels surtout, est d’importance capitale. On sait, à vingt-quatre heures près, ce qu’il faut de temps à l’Allemagne ou à la France pour mobiliser près d’un million d’hommes. Avec la Russie, on l’ignore. C’est l’x de ce redoutable problème, et sans cet x, impossible de calculer la valeur du concours des Russes. Combien de temps exige leur mobilisation? Faut-il compter par jours, par semaines, par mois? Combien de centaines de mille hommes pourraient-ils réunir en première ligne? Combien en seconde? Encore une fois, personne ne le sait. Une seule chose est certaine, — les Russes