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place pour quelque contingence, pour quelque flexibilité du déterminisme universel ; si le monde est capable de progrès, ou s’il tourne éternellement sur lui-même comme la roue d’Ixion; quelle est notre vraie nature à nous-mêmes, notre origine, notre destinée; si notre moralité est une loi purement humaine et sociale, ou si elle répond en outre à quelque aspiration profonde de la nature entière; si l’agitation universelle a un sens et un but, si l’univers même est bon, mauvais ou indifférent à ces apparences transitoires que nous nommons bien et mal, simples tressaillemens de vagues intérieures qui n’empêchent pas l’éternelle impassibilité de l’océan. Il y a là des besoins de la raison qui ne sont plus accidentels, mais essentiels ; vous ne pouvez plus accuser notre cerveau de curiosité indiscrète, puisque c’est une curiosité que lui impose sa constitution, peu à peu façonnée par le monde entier; ces questions, c’est l’univers qui se les adresse à lui-même par l’intermédiaire de l’homme: il veut faire en nous et par nous son examen de conscience.

De plus, tous ces besoins intellectuels sont liés à des besoins pratiques, car nous agissons différemment selon la valeur même que nous attribuons à la vie et à l’action dans l’univers. Notre moralité sera-t-elle la même si nous apercevons le côté sérieux et même « tragique » de l’existence, ou si nous ne voyons dans le spectacle du monde qu’une immense comédie, où le mieux est de se divertir soi-même le plus possible? Sous le nom de religion, de philosophie, de science même, chacun se fait sa métaphysique, petite ou grande, instinctive ou raisonnée. Un problème nécessaire entraîne un besoin nécessaire de solution, affirmative ou négative, certaine ou hypothétique. Le scepticisme positiviste est lui-même une réponse, et une réponse dogmatique, puisqu’il affirme d’ores et déjà l’impossibilité absolue de toute solution, même hypothétique. Au reste, le plus positif des positivistes a beau professer une complète suspension de jugement, soyez sûrs qu’il a sur le compte de l’univers sa pensée de derrière la tête.

Puisque nos savans admettent que la réaction, en définitive, ne peut jamais dépasser l’action, ils doivent en conclure qu’il y a dans la réalité même quelque inévitable action qui provoque et légitime la réaction de la conscience humaine, quelque secret ressort qui nous force à ne pas nous contenter des apparences sensibles. La métaphysique durera donc tant qu’il y aura des cerveaux humains et un monde dont ils subiront l’influence. L’homme est un « animal métaphysique. »


II.

— Qu’importe, diront les criticistes ou disciples de Kant, auxquels nous devons maintenant répondre, qu’importe que le problème