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Voici ce qu’on peut répondre à Lange et aux kantiens : — Votre objection vient de la manière dont vous définissez la réalité en soi, la « chose en soi. » Il y a deux conceptions possibles ou, si l’on veut, deux faces concevables de la réalité ; vous, vous ne la concevez que comme un « au-delà, » comme une existence transcendante, extérieure à l’univers y compris nous-mêmes, extérieure tout ensemble au contenu et aux formes de la pensée. Cette réalité en soi n’a plus aucun rapport avec rien en nous; le réel, à vous en croire, c’est ce qui n’est ni senti, ni sentant, ni perçu, ni percevant, ni connu, ni connaissant, ni connaissable ; l’être, c’est ce dont nous n’avons plus aucune raison d’affirmer que cela est. Quelle étrange définition ! Dès que l’être se sent exister, dès que l’être se pense et pense qu’il est, le malheureux, ce n’est plus l’être! Ainsi, dans ce que vous appelez, par ironie sans doute, le monde « intelligible, » vous avez soin de faire entrer a priori une propriété exclusive de tout rapport avec l’intelligence, une inintelligibilité absolue. Après quoi vous avez beau jeu. Une fois admis que la réalité dernière est ce qui n’a absolument aucune relation avec la pensée, il est trop aisé d’en conclure l’impossibilité de la penser. Le problème métaphysique se trouve réduit à ces termes contradictoires : Trouver l’introuvable! Reste à savoir si cet absolu, ou, pour mieux dire, cette matière brute, au lieu d’être le Sphinx, n’est pas la Chimère.

Comme il y a deux conceptions possibles de la réalité, il y a aussi deux sortes de métaphysique : l’une « transcendante, » l’autre « immanente. » Le criticisme a mis fin à la première dans le domaine de la spéculation, soit. Encore peut-on faire une part légitime à la métaphysique transcendante : c’est de lui laisser l’idée de l’au-delà. Seulement l’au-delà, le Noumène de Kant, l’Inconnaissable auquel M. Spencer élève un autel comme au « dieu inconnu, » doit demeurer une conception toute problématique, une simple question que l’intelligence se pose à elle-même. Après avoir conçu par la pensée la totalité du monde connaissable, le cerveau humain arrive à se demander s’il n’existe point encore autre chose. L’enfant curieux regarde au-delà du miroir pour voir ce qu’il y a derrière ; nous regardons ainsi au-delà de chaque chose, puis, continuant le mouvement commencé, nous voulons regarder au-delà de toutes choses, et nous disons : — Le Tout de notre pensée n’est peut-être pas le Tout de la réalité. Qui sait, demandons-nous avec Pascal, si « l’ample sein » de l’être ne peut pas fournir plus que la pensée ne peut concevoir? — Il est vrai que cet ample sein de l’être est lui-même une conception de la pensée. Cette notion de l’au-delà, du « transcendant, » qui semble d’abord si loin de l’expérience, est encore tout expérimentale : elle est l’expression en quelque