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grands trous noirs où aucun instrument n’est assez puissant pour apercevoir des étoiles. D’ailleurs, si la métaphysique a sa partie nécessairement conjecturale, qui est la synthèse de l’univers, elle peut avoir aussi ses certitudes, qui sont précisément au fond de toutes les autres, dans l’analyse de la conscience. Même en ses hypothèses et en ses constructions, elle devra demeurer soumise aux règles ordinaires de la logique et de l’architecture mentale ; son degré de probabilité se mesurera au degré d’intelligibilité qu’elle aura répandu sur l’univers.

Évitons à la fois cet excès d’orgueil scientifique qui est le dogmatisme, et cette fausse humilité qui est le scepticisme. Il y a longtemps que Bacon comparait la philosophie à l’araignée qui tisse sa toile de sa propre substance ; qu’importe, si cette substance est une portion de la réalité même, la seule directement saisie, la réalité victorieuse des ténèbres qui arrive à la lumière de la conscience et qui seule peut dire : « Je suis !» — Le savant, lui aussi, tisse une toile ou un réseau d’idées, puis s’efforce d’y embrasser une portion de la nature ; quand il n’y réussit point, c’est qu’il n’a pas fait sa toile assez solide ou assez large. Assurément, la difficulté est bien plus grande dans la métaphysique, car celle-ci, avec tous les points d’appui possibles dans l’expérience intérieure et extérieure, s’efforce d’embrasser l’ensemble des choses. Pourtant, si l’univers est immense à sa manière, il ne faut pas oublier que notre pensée l’est aussi à la sienne : c’est elle qui conçoit l’immensité même, l’éternité, l’infinité, la totalité de l’être. Si donc, au point de vue physique, nous sommes compris dans l’univers, rien ne prouve qu’au point de vue intellectuel l’univers, en ses lois fondamentales et en ses formes génératrices, sinon en ses détails particuliers, ne puisse être compris dans notre pensée. Le « réel » caché sous les apparences sensibles, ce fond dernier de l’être, ce punctum saliens de la vie universelle, c’est nous, en définitive, qui le concevons, comme si, par quelque côté de notre être où il est présent et qu’il anime, nous y pouvions déjà toucher. L’univers peut dire comme le dieu de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Quand il s’agit de problèmes qui s’étendent à la totalité de l’être, la réponse sera sans doute toujours partielle, toujours incomplète, toujours humaine ; mais ce qui est vraiment divin dans la pensée, c’est l’interrogation plutôt que la réponse. Et l’interrogation ne se taira jamais : le silence serait la mort même de la pensée.


ALFRED FOUILLEE.