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parlent la plupart des hommes. Je vois bien que, si le ciel ne fait un miracle tout exprès pour leur prouver clair comme le jour qu’il a existé des chevaliers errans et qu’il en existe encore à cette heure, c’est vouloir se casser la tête que de prétendre le leur démontrer. Tout ce que je puis faire, Seigneur, c’est de prier Dieu qu’il vous éclaire et vous fasse comprendre combien ces paladins auxquels vous ne croyez pas seraient utiles dans le siècle présent, dans un temps où triomphent, pour nos péchés, la paresse, l’injustice, la lâcheté et le mensonge. » Don Lorenzo conclut de là que don Quichotte n’avait pas le cerveau très sain, mais que c’était malgré tout un fou remarquable, et tour à tour le plus sage des fous ou le plus fou des sages. « Il est fou incurable, dit-il à son père ; mais tel qu’il est, il a, sur ma foi, de fort bons momens. »

Le XIXe siècle a eu son chevalier errant, qui s’appelait le général Garibaldi. En vrai paladin, il s’est fatigué sous le soleil, il a souffert la faim et la soif, bravé les intempéries, la rigueur des saisons, affronté tous les périls, pour accomplir la mission dont il se croyait chargé. Il avait juré de consacrer sa vie entière au redressement des torts, au soulagement des petits, à la réparation des injustices, à la délivrance des opprimés, et il déclarait que, pour un cœur vaillant, pour un homme d’honneur et de devoir, « la mort est aussi douce que le délicieux baiser d’une femme. » Comme don Quichotte aussi, avec les intentions les plus généreuses, il s’est lancé quelquefois dans des aventures qui faillirent avoir de fatales conséquences pour d’autres que lui. Quand le chevalier de la Manche eut contraint le gardien des lions de mettre en liberté l’un de ses prisonniers, d’ouvrir sa cage à deux battans, le fauve se retourna plusieurs fois, puis s’étira, allongea ses pattes, fit jouer ses griffes, ouvrit une gueule immense, bâilla lentement, tira son énorme langue, dont il se lava la face; mais après avoir promené dans l’espace ses yeux rouges comme du sang, il se recoucha tranquillement et se rendormit. Les lions vêtus de chemises écarlates, que Garibaldi avait mis en liberté et qu’il promenait avec lui en Sicile, dans les Calabres, n’étaient pas d’un naturel endormi, et beaucoup de gens craignirent d’être mangés. Il ne fallut rien de moins que l’adresse d’un roi rusé et que l’astuce d’un grand ministre pour faire rentrer ces fauves dans leur cage.

Garibaldi se flattait de posséder toutes les connaissances, toutes les sciences nécessaires à l’exercice de la chevalerie errante. Il était né jurisconsulte, et sans autres lumières que ses inspirations personnelles, il rédigeait des lois, rendait des sentences, bâclait des décrets. Il était théologien, et sa religion un peu vague, laquelle se réduisait à ce que peut dire à un grand cœur la magnificence des nuits étoilées, lui tenait lieu de tout dogme, de toute philosophie. Il était médecin.