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propre au XVIIIe siècle, et cela au début même du siècle (1711), alors que cet art n’existait encore dans aucun pays. Que la scène de la partie d’hombre, celle du café, celle de l’émoi général après le larcin de la boucle, fassent penser par anticipation à Hogarth, cela peut s’expliquer assez naturellement ; ce qui est beaucoup plus surprenant, c’est qu’on puisse mettre au-dessous de la plupart des épisodes du poème les noms de nos artistes français du XVIIIe siècle, sans s’exposer à la plus petite inexactitude. N’est-ce pas le plus voluptueux Watteau que Belinda enveloppée de ses sylphes noyés dans le jour dormant de cette chambre où elle rêve assoupie, et ne serait-ce pas le plus joli pendant à l’Embarquement pour Cythère que la promenade sur la Tamise? Ces peintures où Fragonard s’amuse, avec une sentimentalité si pleine de recherches, à donner aux choses de l’amour et aux habitudes d’élégance des airs de rites sacrés et de cérémonies dévotieuses, aux pâmoisons sensuelles des aspects d’évanouissemens conventuels et aux flammes amoureuses des affinités avec les trépieds des vestales, n’ont-elles pas été devinées par avance dans cette scène où Belinda procède à sa toilette avec toute la piété que lui commande son idolâtrie d’elle-même, et dans celle où le jeune lord brûle en sacrifice religieux ses lettres d’amour pour se rendre digne du larcin projeté ? Une heureuse fortune analogue échut plus tard à Sterne, lorsqu’il écrivit le Voyage sentimental ; mais lorsqu’il présenta ses petites scènes de mœurs françaises et ses petits personnages français sous les formes et avec les couleurs de l’art du XVIIIe siècle, cet art existait au grand complet depuis longtemps, et le spirituel humoriste n’eut qu’à se souvenir ou à regarder autour de lui. L’application ingénieuse autant qu’imprévue qu’il sut faire de l’art de l’époque reste bien surprenante, mais l’aimable prescience de Pope l’est bien plus encore.

Littérairement, le petit poème dont nous venons d’essayer de saisir la subtile beauté constitue à lui seul un genre à part, qui marque la transition entre l’ancien poème héroï-comique et le poème lyrique et de fantaisie tel que les poètes modernes, et en particulier les Anglais, l’ont pratiqué. Ne serait-ce qu’à ce seul titre, Pope mériterait justement d’être considéré comme un initiateur et un précurseur.


V.

L’accord, exceptionnellement rare, d’un goût d’une extrême pureté avec une grande hardiesse de pensée et de sentiment, telle