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autant de liberté que son esprit pensait, cette élégie le prouve. Il y a devancé sur le sujet du suicide les sentimens, les révoltes, les paradoxes même, si vous voulez, que la littérature moderne, depuis Goethe et Rousseau, nous a rendus familiers. Malgré l’extrême unité de style de cette pièce, il n’y a pas un romantique moderne qui n’eût pu y retrouver quelque chose de sa ressemblance. Le sentiment général pourrait être de George Sand dans sa première et plus éloquente période. Tout le début de la pièce, la vision, l’interrogation aux puissances suprêmes, pourrait être de Shelley, car il y règne ce ton d’aristocratisme platonicien qui lui fait prodiguer les beaux mépris aux tyrannies vulgaires d’ici-bas, et les superbes images des vies inutiles assimilées aux lampes sépulcrales, des âmes indolentes assimilées aux rois d’Orient prisonniers dans leurs palais, sont entièrement dans le goût de celles dont fourmillent la Reine Mab et Alastor. La malédiction pourrait être de lord Byron, dont elle a l’accent vengeur. L’opposition qui suit entre les funérailles qui n’ont pas été célébrées, et les soins que la nature et le ciel prendront du tertre funèbre, pourrait être de Heine ou de Tennyson dans ses rares momens d’élégante indignation. Enfin, la conclusion, l’idée si poignante de cette survivance de l’héroïne par la présence de sa forme incorporelle dans l’esprit du poète, de cette survivance qui durera autant que le poète, mais pas davantage, nous fait penser à certains traits de Robert Browning, et aussi, — faut-il oser le dire? — à ce satanique Baudelaire, qui me paraît avoir lu Pope (de quoi n’était-il pas capable?) sans s’en être jamais vanté, et s’y être emparé de cette idée d’une si profonde tristesse pour lui faire subir diverses métamorphoses dans le goût de cette impureté métaphysique qui est particulière à sa macabre originalité.

Cette conclusion ramène cette question : Pope a-t-il été vraiment le héros de cette aventure? Aucun fait ne le prouve ; mais, à défaut de faits, il faut avouer que le texte même autorise toutes les conjectures. Le poète par le en son nom, et le ton qu’il y prend est celui d’un amour désespéré, ou sinon d’une amitié si ardente qu’elle peut porter le nom d’amour. Si, en réalité, il n’y avait pas eu chez Pope pour l’héroïne de cette pièce quelque chose de plus qu’un sentiment d’admiration ordinaire, se serait-il cru en droit de prendre un ton si personnel? Il nous semble que la critique n’a pas accordé à cette conclusion l’attention qu’elle mérite; sans cela, il ne lui aurait pas échappé que les derniers vers de l’Epitre d’Héloïse à Abélard la répètent exactement. Ce n’est plus le poète qui par le directement, il est vrai, mais Héloïse par le pour lui, et en termes si clairs qu’il n’y a pas à s’y méprendre : « Et assurément, si la destinée associe à mes douleurs, par la triste ressemblance des siennes propres,