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constance de sa maîtresse, un amant tente une épreuve qu’il a raison de croire décisive, car on ne voit pas comment il pourrait en imaginer une plus forte. Il se présente inopinément devant elle, lui dit qu’il vient de commettre un crime et qu’il est désormais out-law. Il évoque successivement à ses yeux toutes les formes de malheur et de misère qui accompagnent la vie d’un proscrit : la faim, la soif, l’absence d’abri, la nudité, l’anxiété éternelle, la vie errante sans trêve, le mépris et la haine des hommes, la vengeance possible, le supplice probable, et devant chacun de ces fantômes d’infortune la jeune fille répond invariablement qu’elle est prête à tout endurer pour lui. De cette ballade, Mathieu Prior, ce spirituel parvenu bombardé diplomate par la grâce des tories, et si connu par la part qu’il prit aux négociations pour le traité d’Utrecht, fit un poème dialogué intitulé Henri et Emma, qui n’est ni sans passion ni sans vigueur, mais qui reste fort au-dessous du modèle populaire dont il s’est servi. Ce poème de Prior semble avoir beaucoup frappé Pope et lui avoir suggéré l’idée de donner à son tour une peinture de cette tyrannie inéluctable de l’amour. Seulement, son goût, plus hardi encore que la vieille ballade, lui révéla que l’amour dont elle était l’expression était, au fond, plus limité qu’il ne le paraissait, qu’il ne dépassait pas un certain état de civilisation et un certain développement de l’âme, que c’était la passion barbare de Médée pour Jason, d’une walkyre scandinave pour un pirate proscrit, d’une Marianne quelconque pour un Robin Hood quelconque, que la loyauté y était plus grande que l’adoration, le dévoûment que la soumission, et qu’en somme le rôle de la volonté farouche dans ce don de la personne rendait ce don nécessairement incomplet. Il chercha un type d’amour qui engageât l’âme plus entièrement, où l’abandon de soi fût absolu, et où la volonté n’eût plus de place que pour l’obéissance, et il écrivit l’Epitre d’Héloïse à Abélard.

Comprendre, a-t-on dit, c’est égaler. Si le mot est vrai, il ne l’a jamais été davantage que pour Pope dans ce poème. Nombre de passages sont tirés des lettres d’Héloïse, ce qui fait parfois improprement donner à cette œuvre le nom de traduction ; mais ce que Pope a ajouté à ces emprunts est digne d’Héloïse, et l’unité qu’il a su leur imprimer montre avec quelle sympathie son âme de poète est entrée dans la passion de l’héroïne pour l’embrasser dans son étendue et la pénétrer dans son essence.

Il a compris admirablement ce qui fait de cette passion d’Héloïse quelque chose qui ne s’est jamais vu qu’une seule fois dans l’histoire de l’humanité, l’absorption absolue de l’être aimant dans la pensée d’une personne en qui commencent et finissent l’univers et la vie. L’unité, la fixité, l’immensité de cet amour que l’infini