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ces larmes, mets à néant mes prières et ma stérile pénitence; éloigne-moi du bienheureux séjour au moment même où j’y monte, assiste les démons et arrache-moi à mon Dieu !


Lorsqu’une passion est aussi absolue que celle d’Héloïse, elle fait véritablement hésiter la conscience, car on sent que les lois morales ordinaires ne peuvent lui être appliquées, et que celle par laquelle elle pourrait être seulement jugée n’est pas en notre pouvoir. Ce qui est certain, c’est qu’une telle passion fait craquer comme verre la société, ses lois, ses conventions, ses institutions, mariage, parenté, vertu, honneur, et non-seulement la société, mais le monde même de l’âme, croyances et religion, pour ne laisser subsister sur les débris de Dieu et du monde, selon l’expression de Chateaubriand, que la seule nature. Dans les premiers siècles chrétiens, on vit un jour une femme courir les rues d’Alexandrie une torche enflammée dans une main, une cruche pleine d’eau dans l’autre, et comme on l’interrogeait, elle répondit qu’elle voudrait avec cette torche incendier le ciel et avec cette eau éteindre le feu de l’enfer, afin que Dieu pût être aimé pour lui-même, et non obéi par crainte des châtimens qu’il peut infliger ou par espoir des récompenses qu’il peut accorder. Voilà l’image même de la passion d’Héloïse, à cette différence près qu’Abélard y tient la place de Dieu. Qu’une telle passion contienne tout de l’amour, même ses paradoxes, même ses sophismes, ou plutôt ce que nous considérons comme des paradoxes et des sophismes dans notre froide sagesse et notre indigente expérience, cela s’explique assez aisément; ce qui est fait pour étonner cependant, c’est l’intelligence ardente, fougueuse, avec laquelle Pope est entré dans le secret de ces paradoxes et de ces sophismes. Parmi ces paradoxes, il en est un plus scabreux, plus singulier, plus obscur que tous les autres, qu’il a compris avec une finesse et rendu avec une audace rares. De même qu’aujourd’hui dans le cloître Héloïse n’a souci d’une damnation qui lui laisserait Abélard, autrefois, dans le monde, elle n’a pas eu souci d’un honneur qui le lui aurait enlevé et lui a préféré une honte qui le lui donnait. Cette honte, c’est sa gloire, c’est sa récompense et c’eût été un outrage envers Abélard que de ne pas la vouloir et la subir. Il y a un moyen, cependant, par lequel les cœurs plus petits l’évitent, ce que l’on appelle mariage, union consacrée, mais c’est que ces cœurs-là n’aiment pas assez et ne comprennent pas ce qu’exige l’amour. Il n’est parfait que lorsque l’on ne cherche rien que lui, il n’est fort que lorsqu’on lui sacrifie tout. Le consacrer selon des rites sociaux, c’est le diminuer, c’est surtout l’attiédir; en termes nets, le véritable amour redoute le mariage et