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implacable, ce qui lui fait massacrer tant de dunces de toute robe, de toute condition et de tout sexe, prédicateurs anglicans aux gages des ministres whigs, suisses du ciel, comme il les appelle spirituellement, dissidens au jargon populaire, mondains aux mièvreries prétentieuses, libres penseurs aux témérités dangereuses. Nous n’avons plus souci aujourd’hui de Colley Cibber et de tous les dunces de sa suite, mais nous pouvons encore faire notre profit de cette magnifique conclusion où le poète nous montre la nuit s’étendant sur l’univers et le chaos reprenant son ancien empire, conclusion qu’il ne pouvait, paraît-il, lire lui-même sans émotion. Dites-moi si, dans les temps où nous vivons, vous n’avez pas eu cent fois l’occasion de sentir et de comprendre que le sort de la civilisation est à la merci des fausses représentations des choses et que le danger signalé par Pope est éternel ?

Pas plus que le poète lyrique et satirique, l’observateur de la nature humaine n’échappe chez Pope aux qualités et aux défauts de sa nation. Sur cette plus importante de toutes les matières dont puisse s’occuper l’intelligence, ainsi qu’il l’a dit lui-même dans un vers resté célèbre :


The proper study of mankind is man,


le psychologue chez Pope domine le moraliste, ce qui est fait, par parenthèse, pour le rapprocher singulièrement de nous, qui sommes en voie de faire de la morale une annexe secondaire de la psychologie. Au fond, sa conception de l’homme est shakspearienne, et le conduit à des pénétrations et à des curiosités qui sont le domaine propre de l’humoriste, mais que le moraliste classique, à moins qu’il n’ait été élevé à l’école de Montaigne, repousse comme trop peu sévères. L’homme est un composé de contradictions et d’antithèses, un être coulant comme l’eau, dont l’observation est presque impossible, car il change sous le regard même de l’observateur, et cet observateur fait partie lui-même de cette nature incessamment variable. Il est presque toujours téméraire de prononcer un jugement sur un homme, car, par suite de cette fluidité de notre nature, ce jugement arrive toujours ou trop tôt ou trop tard, et s’adresse, soit à un caractère qui était hier, mais qui n’est déjà plus, soit à un caractère qu’on suppose, mais qui n’est pas encore et ne sera peut-être jamais. Nos vertus, pas plus que nos vices, ne gardent longtemps leur ressemblance ; car, par des transformations étranges et quelquefois scandaleuses, nos vertus agissent comme des vices, et nos vices, par les mêmes métamorphoses, agissent comme des vertus. Notre volonté et nos passions, même les plus