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autre chose que la traduction dramatisée, mais littérale, de la boutade humoristique de Pope.

La conclusion que nous voulons donner à cette étude, bien sommaire malgré son étendue, c’est qu’il ne convient de parler de Pope qu’avec le plus extrême respect. En tous sens, c’est un ancêtre. Nous avons vu combien il est près de nous, par les pensées et les sentimens, en poésie, en psychologie, en morale; combien il s’en rapproche aussi par son caractère, son souci d’indépendance et toutes les habitudes de sa vie. Il est un patron pour tous ceux qui aiment à voir la vérité face à face, sans s’attrister niaisement s’ils la trouvent contraire à leurs désirs, sans triompher insolemment s’ils l’y trouvent conforme, et qui n’ont pas plus besoin de fanatisme pour lui être attaché, qu’ils n’ont besoin d’alcool pour l’enthousiasme ou d’opium pour la rêverie. Il n’y a chez lui aucune complaisance aux erreurs populaires, aucune servilité superstitieuse pour les préjugés de rang et de condition. Son intelligence saine, droite, ouverte, est merveilleusement perméable à la lumière, et elle la renvoie comme elle l’a reçue, sans une ombre, sans un nuage, sans une impureté. En politique, ce fut un tory républicain, ce qui est la combinaison à laquelle doit aspirer nécessairement tout honnête homme qui a l’ambition, rarement poursuivie, il est vrai, d’arriver à la perfection morale, tory pour accomplir ses devoirs envers les autres en respectant leurs intérêts, républicain pour accomplir ses devoirs envers soi-même en prenant soin de sa dignité et en la préservant de toute atteinte. Comme poète, c’est le plus grand nom de l’Angleterre au XVIIIe siècle, et pour en mesurer la grandeur, on n’a qu’à le comparer aux poètes éminens qui furent ses contemporains ou lui succédèrent jusqu’aux approches du présent siècle. Au fond, — Gray, Collins, Chatterton et autres, ne pouvant entrer en comparaison à cause de l’insuffisance de leur bagage, — ces poètes se réduisent à deux, Thomson et Cowper. Certes, il y a chez Thomson bien de l’envergure, bien de l’essor; mais l’oiseau ne vaut pas les ailes, le génie qu’il déploie ne vaut pas la singulière facilité qu’il possède pour s’élever et planer. Il y a chez Cowper un enthousiasme descriptif d’une continuité admirable et des sentimens d’une incontestable profondeur; mais cet enthousiasme descriptif, qui atteint fréquemment à l’émotion, atteint rarement à la vraie beauté, et ces sentimens, — inquiétude du salut, vertiges d’une âme qui est trop sortie « de la petite île de vie » où elle est enfermée et s’est trop approchée des abîmes de l’éternité, — sont d’une nature tellement exceptionnelle qu’ils sont plus intéressans qu’accessibles et échappent nécessairement au grand nombre. Que nous sommes loin avec ces successeurs, si éminens qu’ils soient, de ce don des sentimens