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degré dans ses autres affections, ne lui ménageant ni ses critiques, ni ses conseils.

Son amitié pour Chênedollé fut non pas refroidie, mais de plus en plus silencieuse. Nommé, par Fontanes, professeur de littérature à Rouen, puis, deux ans après, fixé dans son pays natal, comme inspecteur de l’académie de Caen, Chênedollé, épousa, en 1810, Mlle de Banville. Il venait rarement à Paris et plus du tout à Fervaques. L’amour des champs, la paix domestique, le culte des souvenirs, lui avaient fait peu à peu oublier ses tristesses[1].

Delphine croyait avoir connu successivement toutes les douleurs humaines, et pourtant d’autres encore lui étaient réservées.


V.

Elle touchait à cet âge de trente-sept ans qu’une belle dame du XVIIIe siècle considérait comme la limite des folies du cœur. Son intimité avec sa mère, ses visites à sa belle-sœur, la campagne et surtout son goût développé pour la peinture, occupent désormais sa vie. Elle copiait les grands maîtres ; elle en imitait si bien le coloris et la vigueur, qu’entrant un jour dans son atelier, Mme Vigée-Lebrun prit la copie pour l’original.

Son fils nous apprend qu’elle s’enfermait chaque jour de midi à cinq heures et qu’elle n’aimait plus le monde. « Il l’intimidait, l’ennuyait et la dégoûtait. Elle en avait vu le fond trop vite. Son expérience précoce lui avait donné la philosophie du malheur[2]. » Elle était, du reste, du cercle restreint d’opposans à la fortune de Bonaparte ; son royalisme ne se dissimulait pas. Depuis la mort du duc d’Enghien, elle n’avait plus mis le pied à La Malmaison, elle ne voulait plus revoir Joséphine devenue impératrice. Tant que Fouché dirigea la police, elle n’eut à subir aucun tracas. Il ne devait plus en être de même avec Savary : n’était-elle pas, au reste, ouvertement l’amie de Mlle de Staël ? Son frère, EIzéar de Sabran, n’était-il pas un des fidèles de Coppet ? Il n’en fallait pas tant pour porter ombrage au duc de Rovigo.

Pendant l’absence de Chateaubriand, elle s’inquiète de ses nouvelles ; il ne lui écrivait pas. Elle savait que Mme de Chateaubriand le pleurait déjà comme mort. Elle se rend chez elle en suppliante ; et dans une lettre à Joubert, du 14 août 1806, la Chatte maligne se plaint des assiduités de Mme de Custine[3].

  1. Voyez l’étude de Sainte-Beuve sur Chênedollé dans la Revue du 1er  et du 15 Juin 1849.
  2. Voyez la Russie en 1839, par A. de Custine, l. II, let. III.
  3. Voyez lettre à Mme Joubert (29 juillet 1806), et à Joubert (14 août).