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et je dépose une lettre contenant les motifs de cette résolution entre les mains du président. »

Sa lettre disait nettement qu’il lui était impossible de « supporter la honte de s’asseoir dans l’enceinte de la Convention avec des hommes de sang, alors que leur avis, précédé de la Terreur, l’emportait sur celui des gens de bien. » Il avait été mandé à la barre le 22 janvier. La Convention avait passé à l’ordre du jour sur sa démission. Arrêté le 25 septembre 1793, à Ville-d’Avray, Kersaint avait reconnu hautement, dans son interrogatoire, qu’il ne pouvait plus délibérer avec des hommes qui avaient voté la mort de Louis XVI. Il n’en fallait pas tant pour le faire envoyer à l’échafaud. Il y était monté résolument, le 5 décembre.

Sa fille avait reçu de lui une âme ardente, capable de sentimens énergiques et d’indignations généreuses. Elle devait garder, même sous la restauration, alors que son salon était dans tout son éclat, une attitude libérale. Bien qu’elle eût épousé à Londres, pendant l’émigration, l’un des représentans les plus attitrés de l’aristocratie française, le monde royaliste ne lui pardonnait pas d’être la fille d’un girondin ; sa situation dans son milieu était souvent difficile, quand elle n’était pas fausse. Elle ressemblait à Mme de Staël de taille et de figure, et ne négligeait, dit-on, aucun effort pour rendre cette ressemblance plus frappante[1].

Elle vivait sous l’empire, retirée dans son château d’Ussé, se consacrant entièrement à ses deux filles dignes d’elle ; pour compléter leur éducation, la duchesse de Duras se décida, vers la fin de 1811, à rentrer à Paris. Chateaubriand avait fort envie de la connaître ; il avait entendu parler d’elle chez Mme de Laborde, à Méréville. Dans ses jours de misère, il avait passé près d’elle à Londres sans l’avoir rencontrée. Il savait qu’elle était une de ses admiratrices passionnées. M. le duc Victor de Broglie, qui a tracé de cette femme à l’esprit délicat et distingué un portrait dans lequel il nous la montre douée d’un cœur sensible et « vivant dans une méfiance, par malheur trop bien fondée, de ses agrémens personnels, » raconte qu’en plein régime impérial, ayant eu l’honneur de passer deux jours au château d’Ussé, où Mme de Duras résidait avec son mari et ses enfans, elle lui lut, avec un enthousiasme qu’il partageait sincèrement, le fameux article du Mercure qui pensa faire arrêter son auteur.

On juge, dès lors, combien des rapports d’intimité s’établirent facilement entre elle et Chateaubriand. Dans la société de Mme de Duras, il prit vite le premier rang. Elle lui permit de l’appeler sa sœur, et elle lui servit plus d’une fois de secrétaire pour écrire sous sa dictée.

  1. Souvenirs du feu duc de Broglie et Mémoires d’outre-tombe.