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qui ne recevrait pas une seule de ces phrases avec le sens qu’elles ont pour le bas peuple moscovite? Je m’étais souvent demandé comment on pourrait traduire la Puissance des Ténèbres. Les idées et les sentimens exprimés là en langage populaire, si on les précisait en russe dans le parler de la bonne compagnie, subiraient une première déformation. Qu’en resterait-il en français? Disons-nous bien que les langues ne sont pas, comme semblent le croire les gens qui demandent des traductions, une garde-robe d’habits variés, bons à revêtir indifféremment une même pensée. Les langues sont des moules où la pensée prend sa forme, et qui se modèlent à leur tour sur la pensée par une opération double et indécomposable. Introduire une idée dans un moule étranger, c’est déjà chose difficile quand l’échange: se fait entre des familles, humaines très voisines, contemporaines, façonnées par la même civilisation; c’est chose impossible entre les parties extrêmes de l’humanité, celles que sépare trop d’espace ou trop de temps. Cela est si vrai que, dans nos traités avec les Orientaux, quand les interprètes les plus compétens croient avoir pris un calque parfait du texte convenu, on voit, naître sans cesse des contestations; on s’accuse réciproquement de mauvaise foi, et souvent les reproches ne sont pas fondés : les mots qu’on tenait pour adéquats recevaient des acceptions différentes dans le cerveau de l’Oriental et dans le nôtre. Or, peut-on imaginer deux êtres plus éloignés qu’un Parisien de nos jours et un moujik de Toula, ce triste et obscur enfant d’une race orientale, demeuré en plein moyen âge? Son idiome, fidèlement reproduit par Tolstoï, est fait de balbutiemens, de proverbes vagues, de phrases inachevées qui contiennent des larves d’idées, des indications de sentimens toujours répétées et jamais éclaircies, à la manière des enfans. Et nous voulons transporter ces vagissemens de la pensée dans la langue la plus analytique, la plus précise qui soit au monde?

Je n’en veux prendre qu’un exemple, dans le titre même de la pièce, car les équivoques ont commencé avec ce titre. Des critiques subtils en ont donné trois interprétations différentes. Quelques-uns y ont vu la terreur du criminel dans la nuit. Ceci est un pur contre-sens, excusé par notre mot ténébres, qui n’est pas l’équivalent exact de celui qu’il veut traduire. D’autres se sont demandé si « la puissance des ténèbres » signifiait la fatalité de l’ignorance, ou bien l’esprit du mal. Ces deux notions, distinctes pour nous, sont confondues dans le vocable russe, qui éveille en outre l’idée de multitude, Tolstoï s’est servi d’un vieux mot du slavon liturgique, mot resté populaire, tma ; c’est le terme employé dans les versions de la Genèse pour désigner le chaos, l’abîme; l’enfer est appelé parfois, dans le style théologique, tma kromiéchnaïa, « les ténèbres dernières. »