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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/443

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Eschyle. Écoutons plutôt Diderot, en un passage du Paradoxe où chaque ligne semble viser notre drame: « Je vous répondrai qu’il faut être conséquent, et que, quand on se révolte contre ce spectacle, il ne faut pas souffrir qu’Œdipe se montre avec ses yeux crevés, et qu’il faut chasser de la scène Philoctète tourmenté de sa blessure, exhalant sa douleur par des cris inarticulés. Les anciens avaient, ce me semble, une autre idée de la tragédie que nous, et ces anciens-là, c’étaient les Grecs, c’étaient les Athéniens, ce peuple si délicat, qui nous a laissé en tout genre des modèles que les autres nations n’ont point encore égalés. Eschyle, Sophocle, Euripide ne veillaient pas des années entières pour ne produire que de ces petites impressions passagères qui se dissipent dans la gaîté d’un souper. Ils voulaient profondément attrister sur le sort des malheureux; ils voulaient, non pas amuser seulement leurs concitoyens, mais les rendre meilleurs... Ils avaient trop de jugement pour applaudir à ces imbroglios, à ces escamotages de poignards, qui ne sont bons que pour des enfans. »

On a dit encore : Ou cette abominable famille est un échantillon exact du peuple russe, et des raisons de convenance défendaient de le présenter sous ce jour; ou elle est une exception, et Tolstoï a péché contre la vérité, contre les règles de l’art, qui ne vit pas d’exceptions ; il a en outre calomnié son peuple. — Je peux rassurer les amis trop susceptibles de la Russie; j’ai vécu parmi ses populations rurales, je n’ai jamais entendu parler d’une pareille accumulation de crimes. Dans ce pays, comme dans le nôtre, de telles monstruosités sont possibles sans doute, fort rares assurément. Tolstoï doit s’exagérer leur fréquence; il y a chez ce Voyant de l’Ézéchiel, à tout le moins du Bridaine ; la vision d’un réformateur enfle et noircit toujours l’objet qu’il veut réformer. — Mais alors, c’est l’exception, le fait divers, et la « vérité documentaire » y perd tout ce que regagne la morale? — Prenons, depuis les catalogues antiques jusqu’aux affiches de ce soir, cent tragédies, drames ou mélodrames : nous en trouverons quatre-vingt-dix où le nœud de l’action est un meurtre, peu importe sous quelle forme, assassinat, exécution, duel, suicide. On peut établir en principe que presque toutes les passions étudiées dans le théâtre classique, et de nos jours dans le théâtre populaire, sont mises en branle par ce ressort, la suppression violente d’une vie humaine, ou aboutissent à cette suppression. Pourtant, parmi les milliers de spectateurs qui se succèdent dans cette salle, il n’en est peut-être pas un seul qui ait sur la conscience le cadavre d’un de ses semblables. Nous devons donc admettre que le théâtre vit d’exceptions, et il n’en saurait être autrement; nous allons lui demander des émotions intenses, très rares dans la vie réelle; s’il ne nous les donnait pas,