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que nous sommes, trois bien vieux amis, Lanyon, et que les intimités de jeunesse ne se remplacent pas.

— Inutile d’insister. Demandez-lui plutôt à lui-même…

— Mais il ne veut pas me recevoir…

— Cela ne m’étonne pas ! Un jour ou l’autre, quand je ne serai plus, vous apprendrez la vérité. Jusque-là, qu’il ne soit jamais question entre nous d’un sujet que j’abhorre.

Utterson demande par écrit des explications à Jekyll ; une réponse très embrouillée lui parvient, dans laquelle le docteur exprime son intention de se condamner désormais à une retraite absolue.

Que faut-il supposer ? Quelle catastrophe a donc pu survenir ? L’idée de la folie se présente de nouveau à l’esprit du notaire ; les paroles de Lanyon impliqueraient cependant tout autre chose. Il voudrait interroger de nouveau le vieux savant, mais il n’en a pas l’occasion, car, en une quinzaine de jours, cet homme d’une si haute valeur morale et intellectuelle succombe. Il laisse à Utterson un paquet scellé qui ne doit être ouvert par lui qu’après la disparition du docteur Jekyll. Pour la seconde fois, ce mot de disparition, déjà tracé dans le testament, se trouve accouplé au nom de Jekyll. Utterson contient à grand’peine sa curiosité, mais le respect qu’il doit à la volonté expresse d’un mourant le décide à laisser dormir les papiers dans un tiroir.

Souvent il va prendre des nouvelles du docteur. Le fidèle Poole lui dit toujours que son maître ne sort plus de ce cabinet mystérieux, au-dessus du laboratoire, qu’il ne parle guère, ne lit plus et paraît absorbé dans de tristes pensées. Un jour, Utterson s’avise de pénétrer dans la cour sur laquelle donnent les trois fenêtres grillées, afin d’entrevoir au moins le prisonnier volontaire. L’une de ces fenêtres est entr’ouverte ; le docteur, assis auprès, l’air souffrant, accablé, aperçoit son ami et consent à échanger de loin quelques mots avec lui. Mais, tout à coup, une expression de terreur et de désespoir, une expression qui glace le sang dans les veines du notaire, passe sur son visage, et la fenêtre se referme brusquement.

A peu de temps de là, M. Utterson reçoit la visite de Poole épouvanté. Le vieux serviteur le conjure de venir s’assurer par lui-même de ce qui se passe. Il ne peut plus porter seul le poids d’une pareille responsabilité. Tout le monde a peur dans la maison.

En effet, quand Utterson pénètre chez le docteur, les autres domestiques sont réunis tremblans, effarés, dans le vestibule, et on lui fait de sinistres rapports. A la suite de Poole, il se dirige vers le pavillon où s’est retranché Jekyll et monte l’escalier qui conduit au fameux cabinet.