Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/571

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour la drogue que son maître l’envoyait toujours demander, il y a des papiers. En cherchant bien, Utterson trouve un testament qui lui lègue, chose étrange, tout ce qui devait appartenir à Edward Hyde, puis une lettre d’adieu et une confession dont il prend connaissance, après avoir lu le manuscrit du docteur Lanyon.

Ce manuscrit atteste un fait étrange. Le 9 janvier, Lanyon a reçu de son vieux camarade de collège, Henry Jekyll, une lettre chargée qui l’adjure, au nom de leur amitié ancienne, de lui rendre un service duquel dépend son honneur, sa vie. Il s’agit d’aller prendre dans son cabinet de travail, quitte à en forcer la porte, des poudres et une fiole dont il lui indique exactement la place ; vers minuit un homme qu’il devra recevoir en secret, après avoir renvoyé ses domestiques, viendra lui dire le reste. Lanyon, sans rien comprendre à cet appel, obéit exactement ; il se rend chez Jekyll ; le vieux Poole, lui aussi, a été averti par lettre chargée. On serrurier est là qui attend ; on pénètre dans le cabinet en forçant la serrure, on découvre, à l’endroit indiqué, des sels quelconques, une teinture rouge qui ressemble à du sang, un cahier qui renferme nombre de dates couvrant une période de beaucoup d’années, avec quelques notes inintelligibles. Lanyon, fort intrigué, emporte le tout chez lui, et attend de pied ferme le visiteur nocturne, auquel il va ouvrir lui-même. Ce visiteur est un petit homme dont l’aspect lui inspire un mélange inconnu de dégoût et de curiosité. Il est vêtu d’habits beaucoup trop grands, qui traînent par terre et flottent autour de lui. Son premier mot est pour réclamer avec agitation les mystérieux objets trouvés chez le docteur Jekyll ; à leur vue, il pousse un soupir de soulagement, puis, demandant un verre gradué, compte quelques gouttes de la liqueur, et y ajoute l’une des poudres. Le mélange, d’abord rougeâtre, commence, tandis que les cristaux se fondent, à prendre une nuance plus brillante, à devenir effervescent et à exhaler des fumées légères. Soudain, l’ébullition cesse, le liquide devient d’un pourpre foncé, qui, plus lentement, se fond en vert pâle. L’étrange visiteur a bu d’un trait… Il crie, chancelle, se retient à la table, puis reste là, les yeux injectés, la bouche entr’ouverte pour respirer. Un changement s’est produit : les traits du visage semblent se fondre et se reformer. Lanyon recule d’un soubresaut brusque, l’âme noyée dans une épouvante sans nom. Devant lui, pâle, tremblant, presque évanoui, les mains étendues comme pour retrouver son chemin à tâtons au sortir du sépulcre, se tient Henry Jekyll ! .. C’est ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu cette nuit-là qui a ébranlé la vie du docteur Lanyon dans ses fondemens mêmes. Le secret professionnel s’impose à lui, mais l’horreur le tuera, car il ne peut se le dissimuler, et cette pensée le hante jusqu’à une suprême angoisse, lui l’ennemi et le