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se glaça d’effroi ; je compris qu’il y allait de ma vie, et, fuyant le théâtre du meurtre, je ne songeai plus qu’à me mettre en sûreté. Je courus à ma maison de Soho et je détruisis mes papiers ; puis je commençai d’errer par les rues, à la fois fier de mon crime et tremblant d’en subir les conséquences, rêvant d’en commettre de nouveaux, et l’oreille tendue, néanmoins, au bruit des pas du vengeur qui devait me poursuivre. Hyde avait une chanson cynique sur les lèvres en mêlant sa drogue, et il la but à la santé du mort. Les souffrances de la transformation le possédaient encore, cependant, quand Jekyll, avec des larmes de gratitude et de repentir, tomba à genoux, les mains levées vers Dieu. Le voile s’était déchiré ; je voyais ma vie dans son ensemble, depuis les jours de mon enfance et à travers les diverses phases de mes études, de ma profession si honorée, jusqu’aux horreurs de cette nuit-là ! Je ne pouvais réussir à me croire un assassin ; je repoussais, avec des cris et des prières, les images hideuses que ma mémoire suscitait contre moi ; mais, malgré tous mes efforts, l’iniquité commise m’était présente. Les angoisses du remords firent place cependant à un sentiment de joie ; le problème de ma conduite se trouva résolu. Hyde devenait impossible ; bon gré, mal gré, je me trouvais réduit à la plus noble partie de mon existence. Combien je m’en réjouissais ! Avec quel empressement et quelle humilité j’acceptais les restrictions de la vie normale, avec quel renoncement sincère je fermai la porte par laquelle je m’étais enfui si souvent ! Je me disais que je n’en repasserais jamais le seuil maudit ; je broyai la clé sous mon talon, je me crus sauvé…

« Le lendemain, la culpabilité de Hyde était prouvée ; on s’indignait d’autant plus que la victime était un homme haut placé dans j’estime du monde. Je ne fus pas fâché de sentir mes meilleures impulsions gardées ainsi par la terreur de l’échafaud ; Jekyll était maintenant ma cité de refuge. Hyde n’avait qu’à se laisser entrevoir pour que la société tout entière se tournât contre lui. Je me jurai de racheter le passé, et je puis déclarer honnêtement que ma résolution produisit de bons fruits. Vous avez vu vous-même comment je m’efforçai, durant les derniers mois de l’année dernière, de soulager l’infortune ; vous savez tout ce que je fis pour les autres. Mes jours s’écoulaient très calmes ; et je ne dirai pas que je me sois lassé de cette vie féconde et innocente ; je crois au contraire que de jour en jour, j’en jouissais plus pleinement. Mais cette malédiction, la dualité de but, continuait à peser sur moi ; ma pénitence n’était pas accomplie que déjà mon moi inférieur se remettait à élever la voix ; non que l’idée de ressusciter Hyde pût jamais me revenir, elle m’eût épouvantée au contraire. Non, ce fut sous ma forme