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cette chaise, ou que je reprendrai, l’oreille fiévreusement étendue à tous les bruits, une éternelle promenade de long en large dans cette chambre, mon dernier refuge terrestre. Hyde périra-t-il sur l’échafaud ou bien trouvera-t-il le courage de se délivrer lui-même ? Dieu le sait,.. peu m’importe ; ceci est l’heure de ma mort véritable, ce qui suivra, regarde un autre que moi-même. Ici donc, tandis que je dépose la plume, s’achève la vie du malheureux Henry Jekyll… »

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On voit que M. Stevenson a mêlé ici le merveilleux à la science, comme ailleurs il l’a fait entrer dans la vie quotidienne. Il s’est inspiré sans doute d’ouvrages récens, tels que la Morphologie générale, où MM. Hæckel et Gegenbaur étendent à tous les êtres vivans une théorie appliquée aux plantes par Gondechot : chacune d’elles se trouverait être, suivant lui, une sorte de polypier. De même, selon Hæckel, l’animal ne serait qu’un groupe d’individualités enchevêtrées et superposées ; on y distinguerait jusqu’à sept degrés différens ; nous aurions conscience d’un de ces degrés, notre moi, sans avoir conscience du moi des autres. Sur ce point, M. Stevenson altère la théorie scientifique pour les besoins de la psychologie, et nul n’aura le pédantisme de le lui reprocher. Très probablement les découvertes plus ou moins fondées de la science fourniront à mesure des matériaux précieux à la littérature de fiction ; telles permettront notamment de prendre, pour point de départ des sujets fantastiques, tout autre chose que la magie ou les vieux pactes infernaux. Ce qu’on peut redouter, c’est que les romanciers n’abusent de ces nouvelles richesses assez dangereuses, tous n’ayant pas, pour y toucher, la main aussi légère que M. Stevenson.

Mais encore que nous estimions fort cette légèreté, il nous semble qu’elle n’a ici qu’un prix secondaire, et que la leçon de morale qui se dégage du roman établit sa grande, sa réelle valeur. Chacun de nous n’a-t-il pas senti, en lui, le combat de deux natures distinctes et le pouvoir démesuré que prend la moins noble des deux, quand l’autre se prête à ses caprices ? Chacun de nous ne se rappelle-t-il pas le moment précis où il a trouvé difficile de faire rentrer dans l’ordre celui qui doit toujours rester à son rang subalterne ? L’histoire du docteur Jekyll atténuée, réduite à des proportions moins saisissantes, est celle du grand nombre. Où M. Stevenson atteint au tragique, c’est dans le passage si court et si poignant où il nous fait assister au réveil involontaire de Jekyll sous les traits de Hyde, lorsque le regard de l’honnête homme se fixe pour la première fois épouvanté sur cette main velue, sur cette main de bête, étendue sur