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C’est le cas du premier ministre actuel de l’archipel havaïen. Loin devoir dans l’avènement de M. William Green aux affaires un triomphe de la politique américaine dans ces îles, on pourrait plutôt y voir un échec de cette politique et un succès diplomatique de la Grande-Bretagne. Cette appréciation serait, toutefois, excessive. Si le choix de M. William Green a été imposé au roi, c’est moins comme Anglais et hostile à l’annexion que comme homme intègre, financier capable et défenseur résolu des mesures d’ordre et d’économie qui peuvent seules relever les finances havaïennes, fortement compromises par des dépenses excessives et des emprunts-onéreux. C’est aussi et surtout, puisqu’il s’agissait de ramener le souverain à une plus saine appréciation de la réalité des choses, comme partisan déclaré, en 1874, de la candidature de la reine Emma, et partant comme adversaire de celle du roi, que l’opinion publique a désigné M. William Green comme le plus capable de rallier la majorité dans les chambres et de rassurer les intérêts étrangers. En appelant dans le conseil un de ses compatriotes, M. Brown, un chef indigène et un Américain modéré, le nouveau ministre a nettement donné à entendre qu’il ne suivrait pas une politique annexioniste.

Mais ce que l’on ne saurait révoquer en doute, c’est que cette partie de l’Océanie gravite autour des États-Unis, vit de leur commerce, s’enrichit de leur prospérité. Ce qui n’est pas douteux non plus, c’est que, dans ces îles, comme dans toute l’Océanie, la race indigène décroît en nombre, et cela en raison directe de son contact avec la race blanche, Le mouvement d’expansion coloniale qui caractérise la fin de ce siècle, qui entraîne, les unes après les autres, les grandes puissances dans l’Océan-Pacifique et les pousse à en occuper les points les plus importans, n’est que l’impatience d’héritiers naturels à prendre possession d’une succession bientôt en déshérence.

Les Kanaques le voient et le croient. Envahis par la civilisation, ils se hâtent d’en savourer les fruits avant d’en mourir. Une vieille légende indigène du temps de Lono leur a prédit qu’un jour viendrait où leurs dieux détrônés céderaient la place à un dieu venu de l’Orient et eux à une race nouvelle. Leurs dieux se sont évanouis devant le dieu nouveau que les missionnaires leur prêchent, comme eux-mêmes disparaissent devant la race nouvelle annoncée. Les temps sont mûrs, et bientôt, dans ces riches et fertiles vallées de l’Océanie, dans ces archipels verdoyans que baigne le Pacifique immense, la postérité de Japhet régnera seule et maîtresse.


C. DE VARIGNY.