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M. Lecky apercevait ces erreurs, puisqu’il en a rectifié deux, et des plus grosses, dans les derniers volumes de son Histoire du XVIIIe siècle.

On voit maintenant à quoi lui servirent Milman et Buckle. Le premier marquait le but à atteindre; le second montrait l’écueil à éviter. Il résolut d’être ce qu’eût été Buckle s’il avait cru à l’âme, ce qu’eût été Milman s’il n’avait pas porté l’habit de clergyman.

Lorsqu’on veut rendre compte de ces deux œuvres importantes, parues à quatre ans de distance : l’Origine et l’influence du rationalisme, l’Histoire de la morale européenne d’Auguste à Charlemagne, on est tenté d’intervertir l’ordre de publication et de parler de la seconde avant d’aborder la première. Mais, en y regardant de plus près, on s’aperçoit que, de ces deux livres, celui qui a paru d’abord devait réellement être pensé et écrit avant l’autre. Combien d’intelligences ont suivi la même route ! On est jeune, on s’élance fièrement dans la vie intellectuelle ; on voit s’ouvrir, devant la raison victorieuse, des perspectives indéfinies. Puis, après un premier mécompte, — il y en a dans le domaine de la pensée pure comme dans tous les autres ! — un sentiment de justice, précurseur du regret, nous fait remonter vers les progrès réalisés avant nous, vers les générations qui ont cru au lieu de raisonner, et n’en ont pas moins agi. On s’attarde dans ces anciennes étapes de l’humanité, on voudrait les revivre!... M. Lecky comprend et exprime si bien ce sentiment qu’on peut bien se demander si, dans une certaine mesure, il ne le partage pas.

Dans son premier livre, l’historien raconte Comment ont été successivement sécularisés ou, pour employer un mot plus neuf, laïcisés l’un après l’autre, l’art, la loi, le gouvernement; comment, en un mot, la société civile s’est séparée de la société religieuse, qui l’avait longtemps portée dans son sein, nourrie de sa substance, fait vivre de sa vie. Lente et mystérieuse opération, visible pour nous qui la regardons à des siècles de distance, invisible pour ceux qui ont été contemporains du phénomène ! Comment les hommes ont-ils, par exemple, cessé de croire à la sorcellerie et aux miracles? Est-ce à la suite de quelque grand déchirement dans les consciences, de quelque grande bataille d’opinion où ceci a vaincu cela? Non, mais par une transformation imperceptible et continue, qui, à la longue, a créé aux âmes une nouvelle atmosphère, et cette atmosphère, c’est le rationalisme. Ne pas croire aux miracles a d’abord été l’excentricité dangereuse de quelques-uns, puis le signe distinctif des classes éclairées ; aujourd’hui, les ignorans rejettent