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menaçant. Cette eau épaisse des rivières ou des fleuves hollandais, c’est le sol même du pays qu’elle délaie et qu’elle charrie, tandis que, poussé par le vent, le sable des rivages porte devant lui la destruction. Les arbres, là aussi, sont la parure du paysage ; mais on sait mieux ce que vaut cette parure, ce qu’elle coûte de temps et de soin. Ce n’est point sous ce rude climat que vous rencontreriez parmi eux ces silhouettes arrondies, molles et indécises, de l’arbre italien tel qu’après Claude et Poussin l’école académique allait nous le montrer, arbre banal, aux contours prévus, passé à l’état d’abstraction, qui sert de coulisse, qu’on déplace à volonté et qu’on accommode aux besoins de la composition. Chez le paysagiste hollandais, non-seulement les essences sont nettement spécifiées, mais chaque individu a sa physionomie propre résultant des conditions mêmes de sa croissance, du sol où il est attaché, de son orientation, de ses voisinages : chacun à sa manière raconte son histoire. Comme les arbres, les herbes, les terrains, les moindres élémens pittoresques sont façonnés par ce milieu très particulier dans lequel tout se tient, et où les forces de la nature, toujours impétueuses, règlent et modifient les formes, les couleurs et les harmonies. Qui songerait à faire intervenir les héros de l’histoire ou de la fable dans un pareil milieu ? Quelle place y pourrait-on trouver pour les fêtes ou les joyeux cortèges dont les amours mythologiques ont si souvent fourni aux peintres l’occasion ? Les seuls êtres humains qui puissent y figurer, des matelots, des pâtres, des paysans ou des promeneurs, y semblent bien chétifs, bien petits. Dans les meilleurs ouvrages de Ruysdael, l’homme est donc peu apparent, souvent même il est absent.

C’est ainsi que, par une série de transformations successives, le paysage était arrivé au terme extrême de son développement. L’homme, qui seul autrefois remplissait l’art, en avait été graduellement évincé par la nature. Au début, celle-ci n’apparaissait que timidement, souvent même symbolisée dans ses grâces ou ses énergies par des types convenus ; mais peu à peu son importance avait grandi, et de plus en plus sa représentation avait gagné en réalité et en précision. Avec Ruysdael, le jour était venu où, se suffisant à elle-même, elle s’était complètement substituée à l’homme, et celui-ci avait disparu. Et, cependant, cet art où on ne le retrouve plus, c’est pour lui qu’il est fait, c’est à lui qu’il s’adresse, c’est lui qu’il rend juge de ses efforts et de sa perfection ; et même, à le bien prendre, c’est toujours lui qui l’anime. Il s’était dégagé de la nature pour la maîtriser ; il avait asservi et plié à son usage les mystérieuses puissances de l’univers qui faisaient d’abord son épouvante. Mais la nature ainsi domptée se venge à sa manière ; elle