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quitté son petit bien de la vieille-Castille pour ne pas saluer un gentilhomme plus riche que lui ; qu’il n’avait pas manqué d’offres de situations, mais qu’il ne voulait servir qu’un grand seigneur ; qu’un gentilhomme sacrifie tout au point d’honneur, et autres choses également dépourvues de sens pour un Lazarillo. L’enfant ouvrait de grands yeux, et, au fond, c’était lui qui avait raison de ne pas comprendre. Le point d’honneur et les couvens furent deux des fléaux de l’Espagne au XVIe siècle, et hâtèrent sa ruine. Les couvens absorbaient une grosse part de la jeunesse. Le point d’honneur faisait une foule d’inutiles parmi ce qui restait dans le monde.

Le Cid de Corneille nous donne quelque idée de ce poétique et farouche point d’honneur espagnol, qui ne se définit point, et pour lequel l’écuyer de Lazarillo serait mort de faim, la moustache bien frisée et le poing sur la hanche. Le théâtre de Calderon nous fait pénétrer plus avant dans ses cruelles sublimités. On reste indécis entre l’horreur et l’admiration, devant les sentimens surhumains et sauvages des deux drames dont le point d’honneur est le vrai héros : le Médecin de son honneur et à Outrage secret, vengeance secrète. Ni Corneille ni Calderon n’ont pourtant forcé la réalité. Trente-sept ans avant le Cid, un héros picaresque qu’un recruteur refusait à cause de sa grande jeunesse, s’écrie avec le feu de Rodrigue et presque dans les mêmes termes : a Si l’âge est petit, grande est la valeur. C’est le cœur qui commande, et le bras saura régir l’épée, car en lui coule un sang capable de suppléer à bien des choses. » Le blanc-bec qui parle ainsi avant d’avoir barbe au menton est destiné, par droit de naissance, à devenir un de ces hommes chatouilleux dont l’écuyer Marcos[1] rencontra un si joli type dans les rues de Séville. Marcos était tout jeune. Il heurta par mégarde un passant et s’excusa, disant qu’il ne l’avait pas fait exprès. « Si vous l’aviez fait exprès, repartit l’autre d’un grand sérieux, ne seriez-vous pas déjà dans votre linceul ? » Burlesque et grandiose, tel était leur point d’honneur, l’un des produits les plus nationaux parmi tant de sentimens à panache qui pullulaient dans la vieille Espagne et en faisaient une terre romantique entre toutes.

Pour le point d’honneur, le soldat était deux fois Espagnol. Il se savait un personnage. Sa « place » était sa propriété, dont il ne pouvait être dépouillé que par un jugement. Il avait un valet. Il était considéré au point que nombre d’anciens officiers et de jeunes gentilshommes entraient dans le rang. Cervantes et Lope de Vega firent tous deux la guerre en simples soldats dans les armées de Philippe II. Charles-Quint s’était fait inscrire dans la compagnie d’un de ses capitaines. Ce n’est pas assez de

  1. Marcos de Obregon.