Il s’en fallut de peu, « et cependant, poursuit Lazarillo, je n’avais pas tant de pitié de moi que de mon malheureux maître, qui, en huit jours, ne mangea pas une seule bouchée ; du moins, à la maison, nous demeurâmes sans manger ; je ne sais pas où il allait et ce qu’il mangeait. Vous l’auriez vu néanmoins, sur le midi, descendre la rue, le corps raidi, plus long qu’un lévrier de bonne race, et, pour soutenir cette malédiction qu’ils nomment honneur, prendre un brin de la paille dont il n’y avait déjà pas trop dans la maison, et sortir sur le pas de la porte en se curant les dents, où il n’y avait rien. » Il n’y avait plus qu’à expirer ou à céder. L’auteur nous a épargné le spectacle également répugnant d’une agonie physique ou d’une agonie morale. Il aurait été trop triste, en vérité, d’assister aux contorsions de cette grande figure ou à la consommation de sa déchéance. Il fallait que la fière silhouette de l’écuyer de Tolède demeurât intacte dans notre mémoire, la taille bien cambrée, le jarret impertinent et le bonnet sur l’oreille. Il ne fallait même pas qu’elle quittât la scène d’un pas alangui par la faiblesse. L’auteur a ménagé sa sortie en grand artiste.
L’écuyer rentra un jour au logis l’air satisfait et souriant. Par une aventure que nous ignorerons toujours, il lui était tombé aux mains un réal, soit 0 fr. 26. Tous les trésors de Venise ne lui eussent pas donné an air plus arrogant. « Prends, Lazaro, dit-il ; va sur la place et achète pain, vin et viande… Va et reviens vite, et dînons aujourd’hui comme des comtes. » C’est avec le rayon de joie répandu sur son honnête visage par ce dîner inattendu que le bon écuyer nous fait ses adieux. Tandis qu’animé par la digestion, il essayait de faire comprendre à Lazarillo les multiples exigences de l’honneur, « en quoi consiste aujourd’hui tout le capital des gens de bien, » ils furent interrompus par l’entrée d’un homme et d’une vieille femme. L’homme réclamait le loyer de la maison, la femme celui du lit. « Mon maître leur donna fort bonne réponse, disant qu’il allait aller à la place changer une pièce et qu’ils revinssent le soir ; mais son départ fut sans retour. » On ne le revit jamais. Lazarillo le regretta. Avec lui finirent les seules leçons qu’il eut jamais sur le point d’honneur, trop tôt pour qu’il eût pu en profiter. Au contraire, plus il acquit d’expérience, plus il demeura convaincu que le commencement et la fin de la sagesse consistent à manger à sa faim et à laisser dire.
Le sort le fit entrer au service d’un moine qui parcourait les campagnes en vendant des indulgences. Ce moine était un impudent coquin,