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Le petit s’estime aussi délié du devoir de respect. Dans la Célestine, Sempronio dit au seigneur Calixte son maître : « Il est des gens qui prétendent que la noblesse est une gloire qui provient du mérite et de l’ancienneté des ancêtres ; je dis, moi, que la lumière d’autrui ne vous éclaire pas, si vous ne vous éclairez vous-même. Ainsi donc, ne soyez pas vain autant de la gloire de votre père, quelque haute qu’elle ait été, que de celle que vous aurez acquise. » Dans la bouche d’un valet, au XVe siècle, le langage est hardi et curieux.

Le peuple voyait bien que ses anciens protecteurs : ville, évêque ou seigneur, avaient été remplacés par un protecteur unique, le roi. Le roi était désormais la seule fontaine d’où coulaient grâces et places. Avoir une charge du roi, la plus humble, était à présent le rêve universel, « car ceux-là seuls réussissent, disait Lazarillo, qui en ont une. » On commençait à la briguer dès qu’on avait « l’habit d’honnête homme » sur le dos, sachant bien que, dans les fonctions publiques moins que partout ailleurs, on s’aviserait de regarder ce qu’il y avait dessous. Entre gens du roi, il aurait été mal vu d’éplucher un collègue de trop près. On en usait plus discrètement, et ce n’était pas sans motif que le peuple leur appliquait le vieux proverbe : « Fais-moi la barbe et je te ferai le toupet. » Lazarillo eut donc raison de considérer comme un des plus importans et heureux de sa vie le jour où il acheta à la friperie « un vieux pourpoint de futaine, un savon râpé à manches passementées et à pochette, une cape qui avait été frisée et une vieille épée de Cuellar. « Il eut à peine revêtu la défroque du fripier, qu’il se sentit tout autre, exactement comme il s’était senti tout autre, quelque douze ans auparavant, en passant le pont de Salamanque avec l’aveugle et en recueillant sur les lèvres du vieillard les premières gouttes du miel de la sagesse. Il avait compris ce jour-là qu’il entrait dans le combat de l’existence, où les coups sont rudes, les blessures douloureuses, et dont beaucoup sortent vaincus en s’écriant, comme le personnage de Fernando de Rojas : « O monde ! monde ! des hommes ont tenté de décrire tes qualités, ils ont dit de toi des choses qu’ils ne savaient que par ouï-dire ; moi, je puis parler par triste expérience… Tu nous leurres, monde faux, par l’attrait de tes plaisirs ; au moment où l’ivresse s’empare de nos sens, tu nous découvres l’hameçon, et nous ne pouvons le fuir, car déjà il s’est emparé de nos volontés… Je me plains du monde parce qu’il m’a créé[1]. » Nous connaissons ce dernier cri ; l’Allemagne nous l’a enseigné, et il est devenu le cri de notre génération.

  1. La Celestina.