peuple picaresque, il n’est permis à personne d’être heureux dans cette vie. » La même sagesse enseignait que « connaître le temps et saisir l’occasion, c’est ce qui fait prospérer les hommes. » Lazarillo avait connu le temps et saisi l’occasion, et il prospérait. Il savait, d’ailleurs, qu’il faut être déraisonnable pour attacher de l’importance aux actes des femmes, ces animaux à « petite cervelle, » qui « font des choses qu’on ne peut comprendre, qui n’ont ni mode, ni raison, ni intention. » Avec elles, le seul bon parti est de se bien persuader que « toujours l’imagination rend les choses ce qu’on veut qu’elles soient. » Lazarillo voulut que « les méchantes langues, qui ne chôment jamais, » eussent tort, et elles eurent tort pour lui. Il mangea son potage avec sérénité, sans se demander qui lui avait rempli son assiette.
L’ironie est un des traits de la littérature picaresque. Dans la dernière partie de Lazarillo de Tormes, elle est pénible à force d’âpreté. Jamais on n’a constaté avec une indifférence plus railleuse la pourriture d’une âme. Jamais on n’a contemplé les lâchetés et les misères de l’humanité avec un dilettantisme plus cruel. L’indulgence de l’auteur a sa source dans le mépris, non dans la pitié. L’Espagne était dure, et ses écrivains lui ressemblent. Le génie national était dur, dur était le climat, dures la vie et les mœurs, et les circonstances n’inclinaient pas le pays vers la douceur. Elles travaillèrent au contraire, pendant toute la seconde moitié du siècle, à développer l’âpreté générale : par la misère croissante, par la persécution religieuse, par les tracasseries irritantes de l’administration, par la brusque réaction contre l’esprit chevaleresque attisé par Charles-Quint.
Chacun connaît le Philippe II de la tradition, sombre traître de mélodrame qui empoisonne son fils, envoie ses favoris à la torture et se complaît aux autodafé. Selon des travaux récens, il y aurait peut-être lieu de ramener cette figure revêche à des proportions moins grandioses. Il n’existe aucune preuve que don Carlos soit mort de mort violente, et Philippe II n’a peut-être pas eu la gloire d’être un monstre. Il en devient encore plus ennuyeux, et cet éternel paperassier, qui n’est même plus un grand scélérat, produit l’effet d’un éteignoir posé sur la flamme brillante du règne précédent.
Il était blondasse et blafard, silencieux et impassible. Ceux qui l’approchaient se sentaient glacés par l’immobilité de cette figure froide. Rien du héros ni du paladin. Son père lui avait fait donner dans sa jeunesse des leçons de chevalerie ; on aurait trouvé difficilement un plus mauvais élève. Au tournoi d’Augsbourg, lors de son premier voyage en Allemagne et en Flandre, « le prince