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aimons. Il cite, par exemple, comme une merveille d’art, le tombeau de Maximilien à Inspruck[1] ; d’autres verraient dans les statues qui l’ornent une merveille de chaudronnerie. Certains faits, présentés comme signes de bien-être des classes pauvres, la consommation de la viande, plus abondante qu’aujourd’hui, l’usage des bains, plus répandu, pourraient être interprétés dans un sens moins décisif[2]. Mais l’objection la plus grave touche à la difficulté d’indiquer par chiffres le nombre de ceux qui participaient à ce bonheur public. Lorsqu’il nous est si malaisé, avec toutes les ressources d’information, d’enquête, de statistique et de publicité dont dispose la bureaucratie, de nous fixer même d’une manière approximative sur la condition de la classe ouvrière ou agricole pour une province seulement, comment, à quatre siècles de distance, s’en rendre compte pour tout un pays[3] ? D’ailleurs, tous les documens authentiques ne sont pas, par là même, des documens vrais. Nous touchons là au scepticisme historique ; c’est remettre toute l’histoire en question. Mais avant d’examiner la méthode de l’historien, essayons d’entrer dans le sens du croyant, de comprendre par la sympathie cette société chrétienne que l’auteur, qui n’a rien d’un dilettante, proposerait moins encore à notre admiration qu’à notre imitation.

Arrêtons-nous aux portes de la cité gothique, de la cité de Dieu, à l’heure du crépuscule aux teintes bleuâtres. On corset de murailles l’enserre, les flèches de ses églises s’élancent vers le ciel, les cloches de la prière jettent leurs espérances aux vents nocturnes et annoncent le temps du repos. Tout y est prière et travail, harmonie entre les classes, artisans rapprochés par les liens de la corporation, bourgeois fiers de leurs libertés, chevaliers pleins d’honneur, prêtres savans et saints. L’art orne et embellit l’église et la maison ; il fait en quelque sorte partie du culte. Partout règne une activité féconde, ennoblie et poétisée, jusque chez les plus humbles, par le rayon qui luit du sanctuaire. Et ce qu’il y avait peut-être de plus admirable, c’est la sérénité, la stabilité dans les âmes ; une loi spirituelle, une charité active, un idéal commun les unissaient dans des

  1. « C’est un des derniers et des plus remarquables monumens de l’art allemand au moyen âge. » (I, p. 128.)
  2. La nourriture des Gaulois d’avant César consistait « généralement en un peu de pain et beaucoup de viandes bouillies, grillées ou rôties. » (Athénée, Deipnosophistes, IV, 13) ; et celle des Germains du temps de Tacite « en fruits sauvages, venaison nouvelle et lait caillé. » (Germanie, 23.) En induira-t-on pour cela que les Gaulois et les Germains jouissaient de plus de bien-être que les Français ou les Allemands de nos jours ! — De même pour les bains, l’usage du linge, universel aujourd’hui, les rend moins indispensables aux classes pauvres.
  3. M. Jallifier sur M. Janssen. (Journal des Débats des 13 et 15 septembre 1887.)