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moi ; si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur ; elle va frapper au beau milieu de l’arbre ; ce qui n’était vraiment pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors, je n’ai plus douté de mon salut. » Voilà donc une foi fondée sur un lien arbitrairement établi par l’imagination entre le mouvement de la pierre et le salut de Rousseau ! Cette foi semble avec raison à M. Renouvier un exemple de « vertige mental. » C’est en effet une « impulsion subjective irréfléchie, » comme celle qui nous fait jeter dans un précipice sous l’influence de la sensation même que nous en avons. Le pari de Pascal, lui, était moins absurde. Pascal établissait un lien non plus entre le jet d’une pierre et le salut, mais entre les pratiques de la religion catholique et le salut. Une fois ce lien admis, Pascal nous enferme dans son célèbre dilemme : « Pariez contre, vous risquez de perdre une éternité bienheureuse ; pariez pour, vous ne risquez de perdre que quelques plaisirs fugitifs ; vous devez donc parier pour. » Par malheur, le lien entre la pratique du catholicisme et le salut éternel n’aurait pu être établi que par une critique préalable des témoignages en faveur de la révélation chrétienne. Pascal s’en dispense ; par conséquent le pari qu’il propose n’est pas plus nécessaire qu’un pari du même genre proposé par un mahométan ou par un bouddhiste. En l’absence de toute critique des témoignages, c’est chose aussi arbitraire de dire : « Prenez de l’eau bénite, allez à la messe, et vous serez sauvé, » que de dire : « Frappez cet arbre d’une pierre, et vous serez sauvé. »

Dans le pari de Pascal, M. Renouvier reconnaît cependant un fond de vérité mal interprétée, un procédé de méthode morale mal appliqué. Il ne faut, dit-il, que généraliser convenablement la méthode, la faire porter sur des objets d’un ordre universel, l’appliquer à des « données nécessaires de l’esprit humain. » Pour cela, faisons porter le pari sur l’existence ou la non-existence d’un ordre moral dans le monde. Le pari devient alors vraiment « forcé, » et nous pouvons dire avec Pascal : « Vous êtes embarqué ; » car, en agissant, nous ne pouvons pas ne pas prendre parti pour ou contre cet ordre moral. L’abstention même serait encore ici une action. Si des lois d’ordre moral existent, « un positiviste aura parié contre, en son indifférence, aussi bien qu’il eût fait en sa négation formelle ; et il aura perdu, puisqu’il se sera mis mentalement dans la situation de celui qui n’en a cure, et qu’il subira les conséquences de cette situation ou de la conduite qu’elle lui aura dictée. Si de telles lois n’existent pas, il aura gagné ; mais, dans tous les cas, il y a un pari forcé, et celui qui ne parie pas