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entre dans cette forme d’impératif catégorique donnée par Kant à l’idée du devoir, en conformité avec la conscience de l’humanité actuelle. Qui ne connaît les pages de Schopenhauer sur l’amour? Selon lui, ce serait une illusion qui doit sa force et sa persistance à ce que, sans elle, la conservation de l’espèce est impossible. Le « génie de l’espèce » nous dupe et nous fait servir à ses fins. La loi catégorique et impérative s’adressant au libre arbitre est peut-être aussi, en partie, une duperie de la nature, quoiqu’elle exprime certainement, à un autre point de vue, comme l’amour même, la plus profonde des vérités.

On voit combien le critère de la nécessité, invoqué par l’école de Kant, est insuffisant et peut devenir suspect quand il s’agit de vérité objective. Il faudrait précisément pouvoir se dépouiller de toute nécessité constitutionnelle, de tout intérêt humain et surtout animal ou vital, pour pouvoir contempler le vrai face à face. La sélection, qui imprime peu à peu dans l’espèce des croyances nécessaires, est à la fois une ouvrière de mensonge et une ouvrière de vérité. La méthode rigoureuse consiste à faire le partage. Ce n’est pas ici encore, par les impératifs de Kant, ni par les postulats volontaires de M. Renouvier, mais par une série d’inductions et d’analyses qu’on pourra déterminer la part du vrai et du faux dans les croyances morales.

Nous ne considérons pas la tâche comme impossible. Pour l’accomplir, il faudrait, selon nous, dégager l’instinct moral pur et vraiment rationnel de ses accessoires animaux ; il faudrait montrer que, par cela même qu’un être conçoit l’universel, il doit y avoir en lui un point de contact avec l’univers, non plus seulement avec un milieu plus ou moins restreint, soit animal, soit social; que la conservation de l’humanité intelligente et raisonnable, douée du pouvoir de comprendre et de vouloir l’universel, doit se confondre avec les lois de conservation de l’univers même; qu’il y a ainsi coïncidence entre le vrai fond de notre pensée, de notre vouloir, et le vrai fond de la pensée ou du vouloir universel. En un mot, il faudrait montrer que le cœur de l’homme raisonnable et désintéressé bat à l’unisson avec le cœur même de la nature, malgré les apparences contraires, et que ses idées-forces sont ou peuvent devenir à la fin les idées directrices de l’univers. Telle serait la méthode d’un naturalisme élargi, embrassant dans ses formules toutes les données que fournit l’expérience intérieure, tenant compte de nos plus hauts sentimens et de nos volontés les plus hautes, aussi bien que de nos pensées les plus larges.

À cette première méthode, nous l’avons dit, doit s’en ajouter une autre, qui, au lieu de considérer seulement le réel, considère aussi l’idéal. L’idéalisme ne cherche plus seulement ce qui est, mais ce