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Le hasard est un dieu très commode, et qu’on peut invoquer dans les cas embarrassans. Pourtant, dans l’espèce, il n’a rien à voir. Je suppose que M. Bard, par exemple, a eu, dans les soixante ans de sa vie, une hallucination, et une seule, cela fait bien par jour 1/24,000e de chance pour avoir une hallucination. En admettant que la coïncidence entre l’heure de la mort de Mme de Fréville et l’heure de son hallucination soit exacte, cela fait, à raison de cinquante demi-heures par jour, une probabilité d’un millionième. Mais ce n’est pas assez : M. Bard eût pu, en effet, avoir d’autres hallucinations; par exemple, connaissant cent personnes, voir une de ces cent personnes autres que Mme de Fréville. La probabilité de voir au jour dit, à l’heure dite. Mme de Fréville, plutôt qu’une autre est donc très approximativement de 1/100,000,000e.

Si je prends quatre cas analogues où la probabilité soit identique, et si je les réunis tous les quatre, la probabilité d’avoir ces quatre coïncidences n’est plus d’un cent millionième, mais d’une fraction dont le numérateur sera 1 et dont le dénominateur aura 36 zéros. Nombre absurde, que nulle intelligence humaine ne peut comprendre, et qui équivaut à la certitude absolue.


Laissons donc de côté l’hypothèse du hasard. Il n’y a pas de hasard dans ces conditions. Si l’on insistait, nous reprendrions la vieille comparaison des lettres de l’alphabet jetées en l’air. Personne ne va supposer que les lettres, en retombant, puissent former l’Iliade tout entière.

Donc ni la bonne foi des observateurs, ni le hasard de coïncidences fortuites extraordinaires ne peuvent être invoqués ; il faut admettre qu’il s’agit de faits réels. Si invraisemblable que la chose paraisse, ces hallucinations véridiques existent ; elles ont pris pied dans la science, quoi qu’on fasse, et elles y resteront.

Ce qui nous confirme dans l’opinion que MM. Gurney et Myers ont fait œuvre de science, c’est que l’on trouve, autour de soi, sans trop de peine, nombre de faits analogues à ceux qui sont rapportés par les observateurs anglais. On n’ose pas les raconter, par crainte du ridicule, par une sorte de scrupule dans la routine, qui nous fait hésiter dans notre pensée. Mais soyons sincères avec nous-mêmes. Qui de nous ne connaît des faits de cet ordre? Pour ma part, je suis à peu près sûr que la plupart des lecteurs de cette courte notice ont par devers eux quelques faits analogues. Il m’est arrivé bien souvent, quand je parlais de ces hallucinations véridiques, d’éveiller à la fois, — ce qui est assez contradictoire, — l’incrédulité d’une part, et d’autre part, en même temps, tel ou tel souvenir d’un phénomène du même genre. Ce phénomène n’était pas assurément aussi complètement observé que le cas de M. Wingfield