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Et peu après, dans son zèle à mériter la confiance du chancelier, à préparer avec lui une entente de l’Europe, M. Guizot ajoutait :


… Je ne désespère pas que, si elle est partout agréée, l’action collective et identique des grandes puissances n’arrête en Suisse la guerre civile et ne nous donne des moyens et des chances de ramener dans les voies de l’ordre cet état évidemment en train de désorganisation. Je reconnais, avec votre Altesse, que les affaires d’Italie sont encore plus graves. Cependant, même là, je ne désespère pas du succès de la politique tranquille, équitable et patiente, qui, en maintenant ses propres droits, donnera aux gouvernemens italiens le temps d’acquérir un peu d’expérience et de fermeté… Je crains bien moins en Italie la force de l’esprit révolutionnaire que la faiblesse de l’esprit de gouvernement. J’ai appris avec grand plaisir que la santé de votre Altesse était excellente ; j’en fais mon compliment à l’Europe


Le ministre chargé de la fortune de la monarchie de Juillet et le chancelier chargé de la fortune de l’empire d’Autriche s’entendaient-ils autant qu’ils affectaient de le dire dans leur correspondance secrète ? Ils le croyaient parce qu’ils avaient besoin de le croire. M. de Metternich n’était sûrement pas insensible à un langage qui mêlait la flatterie à la philosophie politique. Plus que jamais, il voyait en M. Guizot « le meilleur ministre qu’ait eu la France depuis 1830. » Il se fiait peut-être en ce moment au ministre plus qu’au roi, qu’il soupçonnait de jouer un double jeu. Il allait jusqu’à écrire à son ambassadeur à Paris : « veuillez dire de ma part à M. Guizot que je l’assimile moralement à mes propres pensées. Ce que je veux, il doit le vouloir ; ce que je sens, il doit le sentir ; ce que je sais, il doit le savoir… » Ils s’entendaient surtout lorsqu’ils se considéraient comme deux « grands esprits » chargés de traiter ensemble les affaires du monde ! L’accord, cependant, était dans les intentions, dans les lettres secrètes plus que dans les faits. Il y avait dans cette intimité entre deux hommes si différens de caractère, de tradition, d’esprit, plus d’un malentendu, dont ni l’un ni l’autre n’était dupe.

Le sentiment était le même sur les agitations révolutionnaires de la Suisse, sur la guerre du Sonderbund, sur le danger de la victoire du radicalisme pour la France, comme pour l’Autriche, comme pour l’Europe. Dès qu’il fallait prendre un parti, engager l’action, on s’arrêtait, on s’observait. M. Guizot, ou plutôt le roi Louis-Philippe, n’était pas loin de croire que M. de Metternich voulait embarquer la France dans les affaires suisses, la compromettre dans la défense des traités de 1815 pour garder lui-même plus de liberté en Italie. M. de Metternich, à son tour, quand le cabinet