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dans son Journal : « Quel moment ! Ce départ, cette fuite, et pourquoi ? Qu’avons-nous fait ? Avons-nous mérité cela ? .. Clément était assis à côté de moi. Cet homme, dont les habitudes, les aises étaient l’objet de préoccupations constantes,.. cet homme de soixante-quinze ans était sans abri et ne savait pas ce qu’il deviendrait le lendemain… Lui qui a toujours pensé à l’avenir des siens, il voit aujourd’hui sa fortune même en danger. Lui qui mettait sa gloire à soutenir la monarchie plus longtemps que d’autres, il voit aujourd’hui s’écrouler, dans l’espace de vingt-quatre heures, tout l’édifice de sa vie de labeur ; .. nous avions pourtant de si nombreux amis, tant de gens qui nous tenaient de prés, et maintenant nous fuyons seuls, tout seuls, sans que personne ait songé à protéger le départ de mon mari, de cet homme qui a été regardé pendant de si longues années comme le soutien et le salut de l’Europe. Tout cela est comme un songe horrible ! .. » Ce départ clandestin, cette fuite, un voyage éperdu, précipité, non sans dangers, au milieu de l’Allemagne en fermentation, tout cela dénouait étrangement et tristement une grande carrière !

La chute avait été rapide, plus rapide et plus extraordinaire encore que la chute de cette monarchie de Juillet dont le chancelier ne cessait, depuis dix-huit ans, de prédire la fin prochaine, sans prévoir que ce serait sa propre fin. Le vaincu du 13 mars ne revenait à peu près à lui-même qu’à son arrivée en Angleterre, où il allait rejoindre d’autres grandeurs déchues du moment, et où il retrouvait avec le calme, avec la liberté de son jugement, l’intime et imperturbable persuasion que le monde était décidément fou, que seul il ne s’était jamais trompé. Lui, qui dans sa vie s’était flatté de comprendre tant de choses, il en était à comprendre sa chute ! M. de Metternich n’avait pas sans doute emporté dans sa fuite la monarchie autrichienne, comme on le disait ; il emportait du moins un système, une politique, tout un ordre de choses dont il avait été, pendant près de quarante ans, l’âme et le régulateur, qui disparaissait maintenant avec lui. Il Je ne puis pas sortir de l’histoire du temps, écrivait-il au roi Léopold de Belgique après sa chute ; quant à l’histoire du jour, je n’ai plus rien de commun avec elle. » C’était, en effet, son destin : son règne était fini ! Il n’était plus qu’un personnage du passé ; mais l’histoire ne s’interrompt pas pour un homme qui s’arrête ou qui disparaît de la scène. Elle reprend son cours, elle recommence quelquefois. Les révolutions de 1848, quoique bientôt vaincues à leur tour par les réactions, ouvraient en réalité un ordre nouveau ; elles devaient avoir toutes ces conséquences qu’on ne prévoyait guère, — une résurrection de l’empire napoléonien en France, des déplacemens de puissance en Europe, des crises, des guerres nouvelles pour la