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Ce qui manque à ce roman, a-t-on dit, c’est l’imagination poétique, c’est le don d’émouvoir, c’est celui de composer et de faire voir des scènes, c’est celui de voir les choses et d’en faire un cadre à l’histoire du cœur. J’ai déjà donné, je donnerai encore raison à ceux qui signalent dans Constant un certain défaut d’imagination. Mais pour le moment, et sur ces points précis, je proteste, ou plutôt je discute. L’originalité même et la vérité de ce livre, c’est qu’on n’y trouve point de ces effusions sentimentales que vous cherchez dans un roman, et dans un roman de cette époque. « Charme de l’amour, qui pourrait vous peindre ? .. » À ces mots, vous vous empressez et vous savourez d’avance une page d’éloquence attendrissante. Vous ne la trouvez nullement ; votre erreur est de croire que Constant a voulu la faire. Les premiers mots vous ont trompé : « Charme de l’amour… » Voilà du Jean-Jacques qui s’annonce. Nullement ; le ton seul des premiers mots, l’air du début, l’attaque du morceau sent son Jean-Jacques ; mais n’espérez pas ou ne craignez point une contrefaçon de la Nouvelle Héloïse. Ce que vous aurez, c’est l’analyse rigoureuse, en dépit de l’apostrophe, et pénétrante, d’un état d’esprit : « ce jour subit répandu sur la vie et qui semble en expliquer le mystère,.. cette valeur inconnue attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides,.. ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons… » Une définition exacte des effets éternels de l’illusion la plus forte qui nous enchante, parmi toutes les illusions, voilà ce que Constant nous donne à la place de la romance qu’il semblait promettre. Rien ne montre mieux combien il reste personnel et uniquement appliqué à rendre compte, et étranger à la tradition romanesque au moment même où il paraît s’y ranger.

De même Adolphe « se traîne vers cette colline d’où l’on aperçoit la maison d’Ellénore, et reste les yeux fixés sur cette retraite qu’il n’habitera jamais. » Et cette maison, il ne la décrit pas ; et l’on en pleure. Est-il assez sec ! — Mais est-ce qu’Adolphe est un romancier ? Est-ce que cette maison a un intérêt pour lui en elle-même, à un autre titre que comme demeure d’Ellénore ? Croyez-vous qu’il la voie, qu’il sache la couleur des volets et remarque le style de l’architecture ? Elle est pour lui « la retraite qu’il n’habitera jamais, » et rien de plus. Il ne l’aimerait pas en amoureux s’il pouvait la peindre. Ne croyez pas à l’amour de ceux qui savent vous décrire la robe que portait hier celle qu’ils aiment. Ce que vous demandez, c’est un peu de rhétorique dont Constant serait très capable, mais qu’Adolphe ne doit pas avoir à votre service.