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souvent ; mais il part encore des principes, et il a le sien, qui est la liberté ; et précisément la liberté n’en est pas un. La liberté est quelque chose de moins vénérable et de beaucoup plus impérieux qu’un principe ; c’est un fait. Comment Benjamin Constant, qui a fait un très bon article sur « la liberté chez les anciens et chez les modernes, » n’a-t-il pas vu, ou n’a-t-il pas vu assez nettement que l’état c’est l’histoire ancienne, et la liberté l’histoire moderne, et qu’il n’y a rien de plus dans cette question ? Ce n’est pas le « droit de l’homme » qui crée la liberté et l’impose au monde, c’est l’histoire de l’homme qui finit, en constituant à chacun une originalité, par faire à chacun un droit. Ce n’est pas la liberté de penser qui est au commencement, c’est une pensée, puis une autre, puis cent mille autres, puis autant qu’il y a d’hommes, qui font qu’un moment vient où, personne ne pensant comme son voisin, la nécessité s’impose d’admettre cette diversité et de proclamer la pensée libre, parce qu’elle l’est. Ce n’est pas de la liberté de conscience qu’on part, c’est d’une conscience commune à tous ; mais peu à peu les croyances se diversifient, les églises dissidentes se multiplient, les manières différentes d’adorer sont innombrables, la religion devient individuelle et, après s’être longtemps battu, on se résigne à cette dispersion, on s’entend pour respecter dans chacun sa conception du mystérieux ; un fait indéfiniment répété, s’imposant, a créé un droit. — Ainsi du reste. — Si les libertés individuelles sont presque inconnues des anciens, c’est que l’extrême division des idées, des sentimens, des opinions et même des aptitudes, n’existait pas chez eux. Ils n’étaient pas individualistes parce qu’ils n’étaient pas individuels. Ils l’étaient en art ; quelques artistes poètes, ou artistes philosophes, s’élevaient au milieu d’eux à une conception de la vie qui leur était particulière, et, justement, cette originalité du génie avait créé une liberté individuelle de pensée et de parole réservée aux hommes supérieurs, relative et contestée du reste, mais enfin que l’antiquité ne laisse pas d’avoir connue. Quant au commun, il n’avait pas le droit, parce que le droit n’était pas né du fait ; il n’avait pas de liberté personnelle, parce que les personnalités ne s’étaient pas nettement distinguées. Point de division du travail, point de division du savoir, presque point de division des aptitudes, nulle division des croyances : le même homme est élevé pour être orateur, magistrat, prêtre et général, et il sera souvent, en effet, prêtre, orateur, général, magistrat, intendant militaire et même poète. La civilisation scientifique a changé tout cela. Les différences aujourd’hui sont considérables entre deux hommes du même temps et qui habitent la même maison. Je suis certainement plus proche par la pensée d’un rhéteur