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Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/64

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trop cette intolérance qui a régné si longtemps chez nous comme maxime d’état. Montesquieu et Rousseau pensaient, à cet égard, comme Platon, et aujourd’hui encore certains esprits pensent comme eux[1].

L’histoire, qui ne doit avoir de complaisance pour personne, pas même pour les plus beaux esprits, est bien contrainte de constater que, si Platon engagea la morale dans les voies où nous cherchons à la faire avancer, il fut dans sa République un triste législateur, et dans sa vie politique un assez mauvais citoyen. Riche, et de noble origine, il avait sa place dans le parti des grands, et nous savons qu’il fut l’ami de Denys le Jeune, le tyran de Syracuse. Sa naissance, ses relations, surtout son génie fait de grâce, et sa pensée qui cherchait toujours à monter plus haut, l’empêchaient de descendre aux soins vulgaires dont l’agora s’occupait. Il ne comprit ni le développement historique d’Athènes, ni les efforts de ses plus grands hommes pour assurer sa puissance maritime. Comme tous les socratiques, il était contraire aux institutions démocratiques qui ruinaient les grands par les liturgies et enrichissaient les petits par le commerce. Les fières doctrines de Platon entretenaient donc l’irritation contre un gouvernement qui établissait l’égalité « entre les lièvres et les lions. » — « Qu’est-il besoin, dit Socrate, dans le Théétète[2], de parler de ceux qui ne s’appliquent que légèrement à la philosophie ? Le vrai philosophe ne connaît, dès sa jeunesse, ni le chemin de la place publique, ni celui des tribunaux et du sénat. Il ne voit ni n’entend les lois et les décrets. Il ne songe ni aux factions, ni aux candidatures pour les charges publiques. Son corps vit et habite dans la ville, mais son esprit regarde tous ces soucis comme indignes. Son affaire à lui est de s’élever jusqu’au ciel pour y contempler le cours des astres, et d’étudier la nature des êtres qui sont loin de lui. » Peu importe que la multitude méprise et insulte le philosophe. « Détaché des soins terrestres, il ne s’occupe que de ce qui est divin, et ceux qui le traitent d’insensé ne voient pas qu’il a reçu l’inspiration d’en haut[3]. »

  1. Montesquieu : « Je n’ai point dit qu’il ne fallait pas punir l’hérésie ; je dis qu’il faut être très circonspect à la punir. » (Esprit des lois, XIII, 5.) Rousseau : « Il est du devoir du citoyen d’admettre le dogme et le culte prescrits par la loi,.. et il appartient, en chaque pays, au seul souverain de la fixer. » (Cf. Edme Champion, Esprit de la Révolution française, 1887.) Kant, qui est mort en 1804, fut lui-même inquiété pour sa Critique de la religion.
  2. XXIV, p. 133.
  3. Phèdre, XXIX, t. I, p. 714. Il répète à peu près la même chose dans la République, liv. VII, t. II, p. 126. Voyez, au liv. VI, p. 113, ses dures paroles sur la folie de ceux qui s’occupent des affaires publiques. À vivre avec eux, le philosophe serait comme un homme tombé au milieu des bêtes féroces, ὥσπερ εἰς θηρία ἀνθρωπος ἐμπεσὼν.