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New-York, et séparé, dans un cyclone, de son puissant remorqueur, après la rupture des câbles qui arrachèrent à ce dernier un morceau du pont. Cette épave, plus longue, plus large, plus haute que deux immenses paquebots accouplés[1], flottait maintenant sur une mer fréquentée, souvent brumeuse. Bientôt les 27,000 arbres de 10 à 30 mètres qui la formaient, détachés en groupes que des chaînes reliaient encore, se disséminèrent sur un espace chaque jour plus large. Ils ont inquiété pendant plusieurs mois la navigation transatlantique, obligeant certains navires à de longs détours ; saura-t-on même jamais si quelques-uns de ceux-ci n’ont pas sombré dans un choc avec les débris de cette forêt couchée sur la mer ! Ils couvrent aujourd’hui l’Atlantique, où ils tournoieront des années, pour descendre lentement plus tard, saturés d’eau, vers les ossuaires profonds où dorment, dans un entassement colossal, les grands êtres disparus et les humbles coquilles, l’homme à tous les âges de sa descendance, avec les productions successives de son génie.

L’Hirondelle forçait de toile pour atteindre au plus vite des parages moins exposés ; avec sa voilure déjà fatiguée par des vents lourds et tempétueux qui en faisaient chaque jour craquer les coutures, elle volait sur la mer et distançait à vue d’œil tous les bâtimens rencontrés. Mais un navire parcourant avec vitesse la grande route des cyclones et dans le même sens que ces météores doit veiller doublement : il peut être rejoint par l’un d’eux, plus rapide, qui le suit, ou se jeter lui-même dans un autre, plus lent, qui le précède ; la clairvoyance du capitaine est alors son unique sauvegarde.

Cependant, le 23 août, comme on était parvenu à 28 degrés de longitude par la haute latitude de 49 degrés, une mauvaise rencontre paraissait déjà bien improbable. Aux premières heures de ce jour, la brise fraîchissait du sud-sud-est, et la mer, houleuse encore des vents antérieurs, accompagnait la goélette de ces vagues allongées, collines mouvantes qui reflètent sous le soleil l’ombre verdâtre des nuages, ou bien, pendant la muette obscurité des nuits, le scintillement d’un ciel étoile. L’un après l’autre, des grains montaient vivement du sud avec leurs contours épaissis dans une buée jaune et transparente, tandis que l’aiguille du baromètre descendait par saccades. Rien de tout cela n’inquiétait personne : « Peut-être une nouvelle bourrasque, une dernière poussée vers la France ; on filera de l’huile ! » disaient les marins, en prenant ris sur ris.

Vent et ciel, devenus bientôt plus suspects, fixèrent toute mon attention déjà méfiante, car l’éventualité du cyclone désastreux qui

  1. Elle mesurait exactement : longueur, 187 mètres ; largeur, 22 mètres ; hauteur, 13 mètres, dont un peu moins de la moitié hors de l’eau. Elle pesait 11,000 tonnes et affectait la forme d’un cigare.