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gerbe d’eau lancée vers le ciel retombe le long des mâts, du gréement et des voiles, tandis qu’une onde balaie le pont de bout en bout, franchissant les obstacles avec le tumulte et la fougue d’un torrent.

D’abord suffoqué par cette eau brutale, on a bientôt le sentiment que, sous les nappes ruisselant partout vers la mer, la goélette résiste encore ; les yeux, inquiets d’y voir sombrer quelqu’un d’entre nous, parcourent fiévreusement le revers du géant qui s’éloigne. L’oreille guette un cri, et le cœur bat plus vite !

Une fois, la goélette s’incline tellement, que son grand canot, s’appuyant sur les vagues, arrache d’abord son bossoir d’avant, puis retombe chargé d’eau sur les sangles qui cèdent ; le groupe, encore suspendu par une balancine, heurte au roulis le flanc du navire. Les coups de mer suivans achèveront le mal, et notre canot démoli s’en ira par morceaux. Mais nous voulons malgré tout sauver cet important auxiliaire : le maître et les hommes de quart se précipitent ; les uns agissent sur la balancine, pour que d’autres, montés sur la lisse et aux premières enfléchures de misaine, puissent remettre le bossoir en place. Il y a là maintenant, sur un point sans cesse plongé dans la mer, une grappe d’hommes intrépides qui font des merveilles pour disputer au cyclone le premier lambeau de leur navire.

Après vingt minutes d’efforts périlleux, l’embarcation est reprise ; mais de nouveaux désastres paraissent imminens, et, pour le cas d’une avarie grave qui obligerait à fuir devant la mer, on installe au mât de misaine, toute prête à hisser, une petite voile carrée, la plus solide que nous ayons.

La nuit vient. Tout le possible est fait, chacun le dit et cherche à découvrir un symptôme de meilleur augure, car la résistance ne saurait durer contre un assaut pareil.

Mais rien !

Derrière le voile crépusculaire qui s’abaisse peu à peu sur les violences acharnées contre nous, la blancheur des lames se montre encore à nos yeux brûlés par le vent et le sel.

La nuit est faite. Et les masses qui déferlent maintenant en phosphorescences bleuâtres passent comme dés goules pélagiennes rôdant sur les eaux pour saisir plus vite les victimes de la tourmente. Elles entraînent sur le pont les myriades de bêtes qui les illuminent, et abandonnent contre tout ce qu’elles frôlent mille paillettes brasillantes, dont l’éclat s’affaiblit, s’éteint bientôt, si la mer tarde à les reprendre. Quand une vague soufflette la joue du navire, c’est une gerbe de feu qui s’élève, inonde les mâts et les voiles de lueurs glauques, et se rabat sous le vent jusqu’au loin en traînées lumineuses.