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Victoria fit son entrée solennelle à Berlin, au bruit du canon et des cloches sonnant à toute volée, l’accueil fut chaud ; mais elle s’aperçut bientôt qu’il y avait des figures longues, des mécontens qui affectaient de la traiter en étrangère et en intruse. Le parti de la cour et les hobereaux en voulaient au prince Frédéric-Guillaume d’avoir épousé une princesse royale d’Angleterre ; il leur semblait qu’il venait d’épouser la constitution anglaise, ce qui assurément n’était pas sa pensée.

La nouvelle impératrice a une élévation et une liberté d’esprit qu’on ne s’étonne pas de trouver dans une fille du prince Albert. Mais à sa vive et ferme intelligence, elle joint une raideur de fierté que la raideur prussienne ne lui pardonne pas. Injures ou services, elle n’oublie rien, et infiniment gracieuse pour les gens qu’elle estime, elle n’a jamais su sourire à qui lui déplaît. De bonne heure, le prince Guillaume a craint d’être enveloppé dans l’impopularité de sa mère et, de bonne heure, il a voulu prouver qu’opinions et amitiés, il n’a rien de commun avec elle. Peut-être a-t-il affiché avec trop d’ostentation son indépendance filiale. Les liaisons qu’il avait formées avec les piétistes et les antisémites ont paru si singulières, que M. de Bismarck a cru devoir l’avertir. Un roi de Prusse ne saurait, sans se compromettre, donner une couleur confessionnelle à sa piété ; mais un empereur d’Allemagne intolérant s’exposerait à perdre sa couronne. L’Allemagne, partagée depuis longtemps entre trois religions et la libre pensée, est un pays où plus qu’ailleurs les affaires de conscience sont des affaires d’état.

Le discours du prince qui a fait le plus de bruit est le toast qu’il porta au chancelier et que le public a traduit ainsi : « Mon grand-père est mort, mon père est mourant ; vous n’avez pas à vous occuper d’eux. Heureusement le prince-chancelier est là ; c’est lui que vous devez écouter et que vous devez suivre. » Faut-il croire que M. de Bismarck le tiendra, le conduira à sa guise ? La première qualité qu’il demande à ses souverains, c’est d’être gouvernables. Le roi Louis-Philippe se vantait d’être parvenu à mater les plus rebelles, les plus récalcitrans de ses ministres : « Casimir Perier, disait-il, m’a donné du mal, mais j’ai fini par le bien équiter. » M. de Bismarck réussira-t-il à équiter le prince Guillaume ? Cet impérieux Mentor trouvera-t-il dans son élève un Télémaque attentif, respectueux et soumis ? Les paris sont ouverts. Un Allemand me disait jadis : « C’est un jeune homme à frasques, et il donnera du fil à retordre à ceux qui se chargeront de le dresser. » D’autres assurent qu’il étonnera le monde et le chancelier par son ingratitude. Il y a des hommes dont on peut dire que leurs amis ont raison de compter sur eux et que leurs ennemis auraient tort de ne pas compter avec eux. Le prince Guillaume n’a donné de