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possédait. Rothschild s’y refusa nettement ; lui seul savait à quoi s’en tenir ; il n’entendait pas avoir de confident et se borna à répondre qu’il s’estimait un assez bon parti pour toutes les filles de M. Cohen. Ce dernier n’insista pas davantage, et la suite prouva qu’après tout Mlle Cohen avait fait un beau mariage.

Apprécié et redouté dans la Cité, sa brusquerie, son dédain des convenances sociales, que rendaient plus choquans encore son immense fortune, sa défiance de ceux avec qui il traitait et de ceux-là mêmes qu’il employait comme négociateurs et courtiers, lui firent beaucoup d’ennemis. Malgré ses défauts, il a laissé dans le souvenir de ceux qui l’ont connu l’impression d’un homme merveilleusement doué pour les affaires. On montre encore au Stock-Exchange de Londres le pilier contre lequel il s’adossait d’ordinaire, massif, corpulent, la tête engoncée dans les épaules, les mains enfoncées dans les vastes poches de sa culotte, en apparence indifférent à ce qui se passait autour de lui, en réalité ne perdant ni un geste ni un mot, répondant par monosyllabes aux questions qu’on lui adressait ou donnant ses ordres d’une voix brève. Il avait conscience de son pouvoir, et les flatteries qui s’adressaient à sa fortune et non à l’homme étaient pour lui inspirer le mépris de ses semblables. « Je vous vaux bien, dit-il un jour au duc de Montmorency. Si vous êtes le premier baron chrétien, je suis le premier baron juif. »

Habitué à voir réunis autour de sa table des princes du sang, des pairs du royaume, des ministres et des ambassadeurs, il tenait d’ailleurs les titres en médiocre estime. Un prince allemand porteur de lettres d’introduction pour lui se présenta un jour à New-Court, chez le riche financier. Le prince était pompeux, infatué de son rang, Rothschild brusque et absorbé, aussi l’entrevue fut-elle aussi brève que caractéristique. Introduit dans le cabinet, le prince trouva le banquier occupé à écrire devant un vaste bureau encombré de papiers. Un domestique décline le nom et les titres du visiteur, que Rothschild salue d’un signe de tête, l’invitant à s’asseoir, puis il continue son travail. Peu habitué à ce mode de réception, le prince reste un instant debout, puis s’adressant à son hôte :

— Savez-vous, monsieur, qui je suis ?

— On vient de me le dire. Je suis à vous dans un instant, prenez une chaise, répond Rothschild affairé.

— Je suis le prince de X***

— Soit ! .. Prenez deux chaises alors, réplique-t-il sans s’émouvoir.

Si riche qu’il fût, sa vie n’était pas gaie. Ainsi que Vanderbilt, dans son palais de la cinquième avenue, il connut, lui aussi, dans ses luxueuses résidences de New-Court et de Gurmersbury-House,