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enterré en grande pompe. L’ouverture de son testament était attendue avec impatience. Chacun était curieux de connaître le chiffre de sa fortune. On n’en sut rien. Usant de réticence jusqu’au bout, il imposa à ses exécuteurs testamentaires l’obligation de s’en tenir à leurs fonctions administratives, « de ne s’ingérer sous aucun prétexte dans ce qui ne les concernait pas, et de ne rien divulguer de ce qu’ils pourraient savoir. » Pour plus de sûreté, ce document ne contenait aucune indication des valeurs qu’il possédait, aucun relevé même de ses placemens ou de ses propriétés. Seuls, ses quatre fils et ses frères surent à quoi s’en tenir. Ses filles elles-mêmes l’ignorèrent ; il se bornait à laisser à chacune d’elles 2 millions 1/2, à la condition de ne se marier qu’avec l’approbation de leur mère et de leurs frères.

L’un des axiomes favoris de ce grand financier était qu’il faut de l’audace et de la prudence pour édifier une grande fortune, mais dix fois plus de jugement pour la conserver. Son second fils, Lionel-Nathan, qui lui succéda, alors que l’aîné, Nathaniel, s’établissait en France, possédait au plus haut degré ce jugement sain que son père prisait si fort. Formé par lui au maniement des affaires, il prit en main la direction de la maison de banque que ses deux frères, Mayer et Anthony, consciens de sa supériorité, lui abandonnèrent, se réservant, avec la représentation extérieure, ce domaine de l’art, du sport, qui fait, en Angleterre, partie intégrante d’une haute situation, qui en est à la fois l’apanage et la consécration sociale.

Absorbé dans ses vastes opérations, peu sociable par nature, comme tous ceux que domine une idée fixe, leur père, robuste artisan d’une des plus grandes fortunes du monde, n’avait eu d’autre souci que de l’édifier. Le baron Lionel se chargea de l’accroître, ses frères de la légitimer par l’emploi qu’ils en firent et d’effacer par la splendeur du cadre l’origine modeste de la famille. Politiques ou financières, les dynasties ont besoin de prestige. La réalité du pouvoir comporte un certain apparat, surtout en Angleterre, où l’influence sociale est aux mains d’une aristocratie territoriale ancienne et opulente.

Solidement appuyé sur d’immenses capitaux, le nouveau chef de la maison, s’inspirant des idées de son temps et tenant compte des exigences de l’opinion, répudia peu à peu et avec une habileté consommée les coups de bourse hardis, les opérations risquées, les procédés financiers d’une époque de transition. Par son exemple, il contribua à imprimer aux grandes affaires une direction nouvelle, à en éliminer ce qu’elles avaient encore de suspect et d’aventuré. Se consacrant surtout aux emprunts d’état, dont l’importance