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silence toutes ses forces pour produire un esprit d’élite au milieu de la pénurie environnante. Peut-être la littérature romanesque, en Angleterre, traverse-t-elle simplement une période de transition. Quoi qu’il en soit, ceux qui ne la connaissent que par l’intermédiaire des traducteurs doivent s’en prendre d’abord de leurs désappointemens aux maladresses de ces mains téméraires qui mutilent sous prétexte d’adapter, ou qui croient s’acquitter suffisamment de leur tâche en rendant d’une façon presque littérale le sens d’un roman remarquable par la forme autant que par le fond. Imaginez tel de nos romanciers soumis à semblable épreuve, grâce aux bons soins de quelque femme du monde, naïvement persuadée qu’il suffit d’écrire un livre comme on écrit une lettre. Vous pourrez concevoir ainsi la triste surprise d’un Henry James en voyant les plus jolies de ses nouvelles paraître à l’étranger sans aucune des finesses de cette langue nerveuse et souple et savamment travaillée qui est sienne, ou encore un de ses longs romans si bien émondé qu’il ne reste rien des détails les plus intéressans au point de vue psychologique. De ce que des œuvres excellentes auront été défigurées de la sorte, il ne s’ensuit pas que nous ayons eu tort de les recommander ici à l’estime des délicats.

Les traducteurs sont devenus l’effroi de tous les romanciers qui se piquent d’apporter dans leur style un peu de soin, une note personnelle ; malheureusement, cette armée envahissante ne se laisse pas repousser ; quand on lui refuse un permis de chasse, elle braconne sans scrupule ni merci, et, après tout, l’Angleterre n’a pas le droit de se plaindre, ayant donné la première le mauvais exemple avec une audace que nous n’avons jamais égalée. Récemment encore, sur un théâtre de Londres, on dénaturait après beaucoup d’autres une pièce bien connue, signée d’un nom célèbre, sous prétexte que la wickedness, la méchanceté, — lisez sous ce voile hypocrite l’adultère de la femme, — ne peut être supportée. Tout autant qu’en France et peut-être davantage, on paraît ignorer chez nos voisins que la traduction, si elle est quelquefois impossible, est toujours un art difficile qui exige de rares qualités, non-seulement intellectuelles, mais morales, pour ainsi dire, car il faut au traducteur, en outre d’une probité scrupuleuse, une sympathie large, et cet amour du beau qui conduit à l’abstraction de toute personnalité, au désintéressement, au sacrifice. Il lui faut encore tous les dons de l’écrivain, sauf, bien entendu, le plus grand : l’imagination, laquelle deviendrait presque un danger si la copie trop personnelle devait s’écarter du modèle ; enfin, il lui faut le sens aiguisé de la critique qui permet de s’assimiler une forme littéraire, d’en démonter les rouages pour ainsi dire, d’en surprendre les secrets, de manière à faire passer le génie d’une langue dans une autre, comme par la transcription musicale on fait passer un chant, avec tous ses effets, de