Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bouche même des personnages d’Adam Bede. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de l’Ecosse, qui à sa langue, ses usages, sa couleur à part, mais de la campagne anglaise proprement dite, domaine de George Eliot et de M. Hardy. The Woodlanders nous font faire connaissance avec la vie forestière. Great Hintock et Little Hintock ne doivent pas être loin du rivage méridional que l’on atteint en suivant une route de diligence abandonnée qui part de Bristol ; ils sont situés dans une région de grands bois qui alternent avec des vergers, et leur population fournit les acteurs d’un drame qui, entrecoupé d’idylles charmantes, n’a que le tort de laisser déborder en trois volumes plus d’épisodes surajoutés qu’il n’en faudrait pour défrayer l’intérêt de trois romans distincts. M. Hardy n’est pas en progrès, loin de là, depuis qu’a paru le beau livre, Far from the madding crowd[1]. Il tombe de plus en plus dans une insupportable diffusion. Trois volumes pour nous expliquer que la fille du marchand de bois Melbury a payé bien cher l’éducation distinguée que son père lui a fait donner au loin, puisque son mariage avec Giles Winterborne, un paysan sublime, qui ne comprend plus ses « mots de dictionnaire, » en devient impossible, c’est vraiment trop. Les fatalités de l’isolement intellectuel livrent Grâce Melbury au seul égal qu’elle ait dans le pays, à Fitzpiers, jeune médecin sans principes qui la trompe et finalement enlève la dame du château. Naturellement, la délaissée retrouve un ami dans le pauvre Winterborne. Avec la générosité quasi chevaleresque qu’il apporte dans tous ses actes, l’homme de la nature, l’humble forestier meurt pour Grâce, pour son honneur, pour son salut. On est assez dégoûté, à la fin, de voir l’objet d’un pareil dévouaient se réconcilier avec Fitzpiers ; ceci est un sacrifice aux lecteurs timorés qu’a pu scandaliser la scène hardie qui devrait clore le roman, lorsqu’en présence du cadavre de Giles Winterborne, Grâce châtie d’un mot vengeur son indigne mari : elle s’est donnée à Giles, elle a été sa maîtresse. La jeune femme fait d’autant plus fièrement cette déclaration qu’elle n’a en réalité rien à se reprocher, sauf un excès de vertu quelque peu égoïste.

The Woodlanders sont composés avec négligence et renferment plus d’une scène puérile et maladroite ; mais quel joli roman en un volume on tirerait de ces neuf cents pages indigestes ! L’histoire de la vente des cheveux de Marty South, le silencieux sacrifice de ce cœur simple, ferait à lui seul une nouvelle touchante, en y joignant la mort du vieux South, cette espèce de sylvain qui croit son existence attachée à celle du gros arbre dont

  1. Voir, dans la Revue du 15 décembre 1875, le Roman pastoral en Angleterre, par M. Léon Boucher.