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eux ? Hommes d’étude et de bibliothèque, ils ne le voient que de loin. Ils ignorent ses besoins, ses aspirations vagues, et la déformation surprenante que subissent les idées les plus simples en traversant le prisme de l’imagination populaire. A vrai dire aussi, le peuple ne tient pas le premier rang dans leurs préoccupations. De toute façon, ils auraient plutôt craint que désiré de mettre en mouvement ces masses aveugles et redoutables. Quant à la force brutale qui peut, un soir de bataille, la pointe de l’épée sur la gorge du vaincu, trancher en un instant les questions les plus compliquées, loin de compter sur elle, ils n’y songeaient même pas. Ils diffèrent en cela de la génération de professeurs qui les a suivis, des Sybel, des Droysen, des Treitschke, des théoriciens de la politique prussienne. Ils n’ont pas le culte de la force : elle ne leur apparaît pas comme une sorte de droit divin devant lequel il est juste que les autres droits s’effacent et disparaissent. Au contraire, ils voudraient que les droits historiques fussent respectés, et que l’unité, en s’accomplissant, ne détruisît rien de ce qui peut encore vivre. Dahlmann le dit expressément dans un document d’une importance considérable, qu’il rédigea en 1848, à Francfort, au nom de la commission des dix-sept, chargée de préparer le parlement. C’est un préambule de projet de loi constitutionnelle : « Il faut, dit Dahlmann, que cette Allemagne, qui a subi pendant des siècles les conséquences de sa division, arrive maintenant à son unité nationale et politique… Personne au monde n’est assez puissant, quand un peuple de 40 millions d’âmes (où les prenait-il alors ? ) a résolu de s’appartenir désormais, pour l’en empêcher. Mais un noble sentiment de respect nous garde, nous autres Allemands, d’imiter ceux qui, sous prétexte de liberté, veulent supprimer toute autorité… Tout nous attache à nos dynasties : l’habitude d’une longue obéissance, qui ne peut se transférer à volonté sur d’autres objets, et aussi ce fait que par elles seules pourra se réaliser l’unité nationale allemande… Aucun vrai patriote allemand ne voudrait rompre tout d’un coup et à la légère avec tout notre passé. » Si Dahlmann était sincère en écrivant cette page, — et rien ne donne à penser qu’il ne le fût pas, — quelle meilleure preuve de sa candeur politique ? Il s’imagine que les événemens s’accompliront tout seuls et semble oublier, selon le mot de Napoléon, qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Compter sur les dynasties allemandes pour réaliser l’unité nationale, qui devait être leur fin ! Dahlmann ignorait donc que, si plusieurs d’entre elles, après bien des hésitations et malgré leurs répugnances, s’étaient résignées à entrer dans le Zollverein prussien, c’était dans la pensée qu’une union douanière ôterait à leurs sujets tout motif de désirer l’union politique ?