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s’accomplira cette grande œuvre ? Comment mener à bien une transformation de l’Allemagne ; sans donner l’alarme à l’Europe, que l’on sait jalouse et malveillante, et qui est garante de l’acte fédéral ? Que sera cet état qui comprendra à la fois la Prusse et l’Autriche, ou faudra-t-il exclure l’une des deux ? Que deviendront enfin Bade, la Bavière, le Hanovre, le Wurtemberg, la Saxe et tout ce qui reste de dynasties indépendantes en Allemagne ? Gervinus n’en dit rien. Il compte apparemment sur l’heureuse étoile de l’Allemagne et sur la bonne volonté des princes. Ses lecteurs semblent y compter comme lui. Aveuglement politique surprenant, mais aussi volontaire peut-être qu’aveugle, et fait à la fois d’inexpérience et de passion. Les obstacles étaient trop nombreux et trop redoutables. Les patriotes aimaient mieux se les dissimuler, ou du moins n’en pas parler, que de se décourager eux-mêmes en les regardant et en les montrant à tous les yeux. Ils s’en tenaient à leur devise : « Unité, liberté ; l’unité par la liberté. » Le but était beau, mais la conception vague.


III

Dahlmann sait mieux ce qu’il veut que Gervinus. Il a plus d’esprit de suite. Il n’est pas aussi mobile, aussi prompt à l’espérance, aussi accessible au découragement. Il n’apporte pas dans la politique la nervosité de l’homme de lettres, prêt à se jeter, sous la première impression d’un échec, dans un excès qu’il désapprouve au fond. Gervinus tient davantage de la nature un peu légère de l’Allemand du Sud ; Dahlmann est un véritable Allemand du Nord, plus patient, plus tenace en ses desseins. Gervinus est un libéral qui finit par pencher beaucoup vers les démocrates. Dahlmann est et demeure jusqu’au bout un conservateur. En 1837, il est vrai, lorsque le roi de Hanovre voulut se débarrasser de sa constitution, Dahlmann signa le premier la protestation de Göttingen, et fut, pour cette raison, destitué et exilé. Mais cette mésaventure, d’ailleurs fort honorable pour lui, n’ébranla point ses principes. Comme il avait été le plus compromis, il dut attendre plus longtemps que les autres qu’on lui donnât une nouvelle chaire dans une université. En 1842 seulement, le gouvernement prussien l’appelle à Bonn. Dahlmann ne lui en est pas moins profondément dévoué. Il se sent une sympathie naturelle pour la Prusse. Il ne se flatte pas comme Gervinus de gagner cette puissance aux projets des libéraux qui rêvent l’unité allemande ; mais il croit à la mission de la Prusse. En toute occasion, et surtout dans les circonstances critiques, il veut que l’Allemagne se tourne vers elle et non pas vers l’Autriche. « Si la France menaçait notre pays du Rhin, dit-il, à qui vous adresseriez-vous, à la Prusse ou à