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attristées de l’état du monde, également ennemies des ‘ pharisiens » et des « faux prophètes, » imbues presque au même degré de l’esprit italien de la renaissance, déjà sur son déclin. « Agamemnon souhaitait dix Nestor pour l’armée des Grecs, écrivait Érasme ; combien je souhaite plus ardemment dix Sadolet pour l’église du Christ ! »

La pensée de telles amitiés et de tels hommes soutint le courage d’Erasme dans la vie très troublée qui fut la sienne, surtout quand Luther eut paru. L’hospitalière nation ne sortait pas de sa mémoire, « Celui qui a bien vu l’Italie, dit Goethe, ne peut jamais être tout à fait malheureux. » L’humaniste du XVIe siècle expérimentait déjà cette consolation du souvenir. Placé au milieu du champ de guerre des partis, il était en butte à toutes les infamies de l’attaque personnelle, à toutes les calomnies d’une polémique enflammée, avivée par les passions religieuses. Que de temps perdu pour les lettres, dans ces livres employés à justifier sa sincérité, à expliquer des phrases très claires de ses écrits qu’on s’obstinait à ne pas comprendre ! à répondre à des accusations d’ivrognerie, à réfuter des adversaires dont l’argument le plus sérieux et le plus sûr consistait à le traiter de bâtard ! Comme elles étaient loin, les années heureuses d’Italie, les doctes réunions chez Manuce, les visites au cardinal Riario et à Jean de Médicis ! Ces images du passé revenaient souvent à notre Érasme, dans sa vieillesse douloureuse, alors que les Hutten, les Scaliger, les Béda, les Stunica, catholiques et protestans, aventuriers et théologiens, ameutés contre lui à tous les coins de l’Europe, troublaient de leurs cris ses graves études et jetaient sur sa table de travail des monceaux de pamphlets.

Pour fuir ces luttes mesquines qui gaspillaient son génie, il a pensé souvent à retourner à Rome, « passer ce qui lui restait de vie parmi les savans et les bibliothèques. » Sa correspondance est pleine de projets de ce genre, tour à tour abandonnés et repris. Hélas ! quand il aurait eu besoin d’y être, il ne pouvait plus s’y rendre. Ce grand voyageur depuis longtemps ne voyageait plus. Au pape Adrien VI, qui s’étonnait de ses hésitations, le vieil Érasme répondait qu’il n’était plus assez sain ni solide pour traverser les Alpes : « La route est longue, disait-il ; je ne puis m’exposer à la neige des montagnes, aux poêles dont l’odeur seule me fait évanouir, aux auberges sordides et immondes, aux vins acres qui me rendent malade rien qu’à les goûter. Vous me dites : Viens à Rome. C’est comme si vous disiez à l’écrevisse de voler ; elle répondrait : Donnez-moi des ailes. Et moi je vous réponds : Rendez-moi la jeunesse, rendez-moi la santé ! » Lorsqu’en 1535 Paul III l’appela encore pour faire de lui un cardinal, c’était une dernière dérision de la fortune pour cet infirme, aux souffrances toujours