Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/231

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

précédée, et l’action qu’elles ont exercée sur elle, laquelle est allée quelquefois jusqu’à déterminer l’œuvre entière. Je ne veux me servir ici que d’exemples assez connus. Pour combien le parti-pris de différer de Racine et de Corneille autant qu’ils le pourraient n’est-il pas entré dans la constitution même de la tragédie de Crébillon ou de celle de Voltaire ? pour combien l’intention de ne ressembler ni à Bourdaloue ni à Bossuet dans l’éloquence de Massillon ? pour combien, dans les drames de Damas ou d’Hugo, l’unique désir de faire échec aux règles que continuait en ce temps-là d’observer Népomucène Lemercier ? Et plus généralement, est-ce qu’en un certain sens, une œuvre d’art quelconque n’est pas, à sa date, le point d’aboutissement, ou le terme de l’histoire de la littérature et de l’art ? Est-ce que M. Zola n’a pas pu prétendre, avec un air de vraisemblance, que l’histoire entière du roman français, depuis Gil Blas, n’avait eu pour objet que de préparer des admirateurs au roman naturaliste, à l’Assommoir et à Germinie Lacerteux ? De même, dans la comédie contemporaine, est-ce que l’on serait bien embarrassé de distinguer, pour ainsi dire, l’apport de Dumas et de Scribe, celui de Goethe et de Shakespeare, celui de Beaumarchais et de Diderot, celui de Regnard et de Molière ? Et jusque chez un seul homme, chez Voltaire ou chez Hugo, n’avons-nous pas va l’originalité même consister dans une puissance ou une faculté d’assimilation qui leur a permis, quand ils l’ont voulu, de faire entrer, l’un dans sa prose et l’autre dans ses vers, presque toutes les qualités de leurs contemporains ou de leurs prédécesseurs ? A chaque « moment » de l’histoire d’un art ou d’une littérature, quiconque écrit est sous le poids, si je puis ainsi dire, de tous ceux qui l’ont précédé, n’importe ou non qu’il les connaisse, et c’est, en passant, pour cela, que l’originalité est si rare — même dans l’ignorance. Et ce qui est vrai de l’artiste ou de l’écrivain, qu’il le soit encore davantage de leur public à tous deux, je n’ai pas besoin de le montrer longuement.

Répondra-t-on, peut-être, que la critique scientifique, dans ses analyses ou dans ses expériences, ne tiendra compte que des œuvres et des esprits originaux ? Mais encore bien lui faudra-t-il avoir d’abord déterminé les signes où se reconnaît l’originalité même, et je ne vois pas qu’on y puisse réussir sans le secours toujours présent de l’histoire littéraire. Comme nous avons vu plus haut la notion du « contingent » rentrer dans La critique avec l’idée de la liberté, c’est maintenant, avec l’idée du temps, une autre notion, celle du « transitoire, » ou du « successif, » que nous voyons y rentrer à son tour. On avait éliminé de sa définition l’analyse des œuvres, qui est le fond de la « critique littéraire, » et on s’est aperçu que l’on ne pouvait s’en passer, qu’elle était le fondement et la base. On avait essayé de réduire