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transcendantal, mais qu’il faut toujours qu’elle finisse par « juger ; » et que ceux-là mêmes « jugent » quelquefois le plus, qui d’ailleurs affectent, comme M. Hennequin, de le faire le moins. Mais il n’y a rien de moins « scientifique. »

On donnerait, si l’on le voulait, en ce qui regarde la critique, vingt raisons de cette convention. Il importe aux intérêts des artistes, et, par voie de conséquence, aux intérêts de l’art lui-même, qu’il y ait une « justice ; » il importe aux lecteurs qu’on leur signale le livre de M. Hennequin, et qu’en le leur signalant, on le distingue de tant d’autres livres sur le même sujet ou sur des sujets voisins ; il imports un peu à tout le monde que M. Hennequin lui-même « n’accompare » pas, comme on disait jadis, l’auteur des Fleurs du Mal à celui des Contemplations. Mais, de toutes les raisons que l’on pourrait donner, voici la principale, et celle qui contient en elle presque toutes les autres. C’est que l’œuvre d’art, avant d’être un « signe, » est une œuvre d’art ; qu’elle existe en elle-même, pour elle-même, et que par ce seul motif on ne la saurait comparer aux œuvres de la nature ; que l’intelligence en est liée à l’intelligence de toutes les œuvres qui l’ont elle-même précédée, et que par suite on ne saurait l’ôter de l’histoire pour la situer dans l’abstraction ; c’est qu’enfin l’art d’une maniera générale, étant à lui-même son principe, son tout et sa fin, on peut bien le faire servir à d’autres usages, comme à pénétrer plus profondément dans la connaissance de l’homme, mais il en faut toujours venir à décider dans quelle mesure, par quels moyens il a réalisé son essence, qui est d’imiter la vie, de la compléter ensuite, et finalement de l’idéaliser. L’art qu’on appelle naturaliste accomplit la première de ces tâches ; l’art que l’on pourrait appeler émotionnel s’efforce à remplir la seconde ; et l’art idéaliste enfin, — dont l’idéalisme peut aller jusqu’au symbolisme, — a charge de la troisième. Mais, là-dessus, au lieu de « juger » l’art, quel avantage voit-on à ce que la critique, en devenant a scientifique, » devienne une branche de la psychologie, la psychologie des « géniaux, » selon l’expression de M. Hennequin, lisez, en plus clair, quelque chose d’analogue, d’accessoire et de subsidiaire à la pathologie mentale ? C’est la question qu’en terminant je me permettrais de proposer à l’auteur de la Critique scientifique, si les mots dans son livre n’étaient beaucoup plus hardis que les choses, et si l’on n’y voyait clairement qu’il peut bien avoir eu la pensée de « susciter des travaux d’esthopsychologie, » mais qu’il aime trop les lettres pour se résigner à en faire lui-même.


F. BRUNETIERE.