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Selon que l’historien consulte le jugement des contemporains à la veille ou à la fin d’une session, tout diffère. L’homme qui se fie trop vite au succès passe de la présomption au découragement. De l’inexpérience des états sortait très vite la lassitude ; mais si les Français ne connaissaient ni le maniement ni la science des assemblées, en revanche ils ont eu l’art de dresser des doléances qui forment un monument de leur sens pratique. Rois et ministres y ont largement puisé. Il est aujourd’hui établi que les grandes ordonnances sont sorties de cette incomparable collaboration. En 1614, les états-généraux avaient mal fini : les querelles des ordres, l’impuissance reconnue du tiers en face de la coalition du clergé et la noblesse, avaient laissé de si fâcheux souvenirs que le peuple se refusa à les demander, quand les gentilshommes en réclamaient, en 1651, la convocation, pour faire pièce au parlement et à Mazarin. Sous Louis XIV et Louis XV, la monarchie était devenue absolue ; il ne s’éleva pas un cri pour en réveiller le souvenir. Un prélat dans des écrits secrets, un duc et pair dans ses Mémoires, quelques amis dans les épanchemens de conversations intimes, osaient seuls en prononcer le nom tout bas et en souhaiter le retour. C’était comme une sorte de légende des anciens âges, comme un rêve du passé auquel il était interdit de songer. Avec un règne nouveau, sous des ministres plus jeunes, on vit reparaître le mirage de l’âge d’or. La cour des aides, dans ses fameuses remontrances de 1775, osa l’évoquer ; mais l’heure n’était pas venue, et tout retomba dans l’oubli.

Dix ans s’écoulèrent, les embarras s’étaient multipliés ; on les avait tenus secrets ; puis un jour la vérité éclata, une alarme subite s’empara du pays. La veille, l’engourdissement semblait général[1]. Le lendemain, la léthargie avait fait place à la fièvre. On s’était senti au bord de l’abîme. En présence d’un déficit effroyable, d’une banqueroute possible, d’une ruine sans remède, d’un gouvernement sans direction, après six mois d’agitation dans le vide, qui avaient révélé à la fois l’incapacité des notables, l’ignorance du ministère, les intrigues de la cour, et, au-dessus de tous ces élémens en lutte, l’incurable indécision du roi, à l’heure de crise enfin où la nation s’apercevait à la fois de tous ses maux, où tout manquait : traditions et hommes, institutions et prince, où il n’y avait rien qui ne parût usé, perdu, vieilli et déconsidéré, le mot magique qui avait ému la France pendant quatre siècles était jeté en pâture à l’opinion publique.

  1. Consultez sur l’état étrange de l’opinion publique découragée et abattue : la Chute de l’ancien régime, par M. Chérest. En 1785 et 1786, il semblait qu’on fût très loin de la révolution. La révélation du déficit et la convocation des notables ont tout changé en quelques jours.