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délégué du peuple ; les membres d’une assemblée unique et omnipotente s’en proclament les élus. Les effets sont les mêmes : inquiétude du lendemain, instabilité des institutions, menace des consciences, tout est semblable. En vain objectera-t-on que l’élection fait de l’électeur le maître. Vérité théorique qui, si elle passait dans la pratique, aggraverait le mal. Dix millions de maîtres valent pour le désordre et l’anarchie dix millions d’esclaves : que dis-je ? ils sont bien pires. Les esclaves peuvent être contenus par une main de fer qui maintient l’ordre ; des maîtres auxquels on a répété qu’ils étaient souverains dans leurs comices, que la volonté populaire était la voix de Dieu, ne respectent ni barrières ni lois. Tout ce qui est délégué du peuple se croit investi de sa toute-puissance : l’assemblée peut tout, le conseil municipal peut tout, l’élu du peuple peut tout. C’est la théorie du pouvoir illimité qui est mauvaise ; c’est elle qui vient en droite ligne de l’antiquité, qui a été enfantée par la république romaine, qui a animé les Césars, qui, ressuscitée dans Rousseau, a été inscrite dans la Déclaration des droits, qui a inspiré la Convention et Bonaparte, et qui est l’évangile du radicalisme moderne.

Il n’est pas une des revendications des radicaux qui ne provienne de cette idée fausse, pas une de leurs victoires qui n’en découle. Pour assurer l’omnipotence de l’assemblée unique, les freins qui l’entravent doivent être brisés. Déjà ils ont paralysé l’action du sénat en soutenant que les ministres n’étaient responsables que devant la chambre ; cela ne suffit pas : il faut détruire la chambre haute, parce qu’elle rompt l’unité du pouvoir législatif. On invoque l’exemple de la Constituante, on écarte les fautes de la Convention, qui devraient dessiller les yeux. L’assemblée unique, voilà le but qu’assignent à leurs efforts les fanatiques de la souveraineté du peuple.

Le pouvoir exécutif doit être modifié. Présidence et ministères sont mal organisés. Le dernier président a occupé neuf ans cette haute charge, parce qu’il en avait jadis réclamé la suppression : déjà nous voyons les ambitieux proposer, comme un moyen de parvenir, la destruction de la présidence. En attendant, le radicalisme tient cette fonction pour superflue. En vain lui fait-on observer que, depuis treize ans, il ne s’est élevé qu’un conflit aisément apaisé, que le veto suspensif inscrit dans la constitution n’a pas été exercé une seule fois, tandis que les États-Unis ne comptent pas le nombre de lois qu’a arrêtées le veto, bien autrement efficace, de leurs présidens[1]. Aucun raisonnement n’apaise les radicaux. La

  1. Voyez, dans la Revue du 15 juin, l’étude de M. le duc de Noailles. Le président Cleveland a usé à l’égard de plus de cent bills du veto présidentiel, et ses partisans en font un titre à sa réélection.