Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/575

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prophètes, appartenant à l’époque exclusivement religieuse d’Israël, tandis que la littérature du temps de Salomon semble avoir eu un caractère profane. La Bible n’était pas commencée : il n’y avait pas encore de livres saints ; mais les livres saints de l’avenir engloberont de nombreuses paillettes dues aux sofer et aux mazkir de ce temps. Si la réputation littéraire de Salomon a été fort usurpée, l’importance de son temps dans l’histoire des lettres hébraïques ne saurait être niée.

Moins fécondes, en un sens, furent les tentatives de Salomon du côté du commerce et de la navigation. De telles ambitions constituaient pour Israël un vrai porte-à-faux. Le pays produisait peu et consommait à peu près ses produits. Il n’avait ni industrie ni métaux. Ses blés et ses huiles n’avaient de valeur qu’à Tyr. La race, d’ailleurs, n’avait alors aucune aptitude aux besognes lucratives. L’immense majorité voulait, par principe religieux, rester dans l’ancienne vie, peu favorable au développement de la richesse, mais faite pour assurer le bonheur de l’homme libre. Nous verrons les tentatives de la navigation de la Mer-Rouge renouvelées plus tard, en Juda, par Josaphat. Les habitudes de faste et de vie tyrienne seront reprises, en Israël, par la maison d’Achab. Mais tout ira se briser contre les instincts profonds du peuple de Iahvé. Ce peuple a une mission ; jusqu’à ce qu’elle soit remplie, rien ne saurait le distraire. Après cela, il pourra lui arriver de se livrer à des exercices tout opposés.

Ce qu’il y a de singulier, en effet, c’est que Salomon, si peu en accord avec l’âme d’Israël dans les temps antiques, s’est trouvé, au contraire, la complète personnification de l’esprit, juif, tel que les siècles modernes l’ont connu. Quand Israël aura terminé ou à peu près le cycle de sa période religieuse, quand le parti épicurien et jouisseur, qui a toujours existé en ce peuple, à côté du parti exalté pour la justice et le bonheur de l’humanité, retrouvera la parole, Salomon sera vengé des injures vomies contre lui par les prophètes et les piétistes. L’auteur de l’Ecclésiaste prêtera au vieux roi des tirades éloquentes, que celui-ci n’eût pas désavouées, pour exprimer le vide absolu de la vie, quand on la prend uniquement par le côté personnel. Le sadducéen est Juif aussi bien que le disciple exalté des prophètes. Or, au point de vue des sadducéens, qui est devenu celui de la plupart des Juifs éclairés des temps modernes, c’est Salomon qui eut raison ; ce sont les prophètes qui perdirent la nation. Le sort des grands hommes est de passer tour à tour pour des fous et pour des sages. La gloire est d’être un de ceux que choisit successivement l’humanité pour les aimer et les haïr.